Quinze histoires de Noël

La fête du 19e siècle à aujourd'hui

posté le 04-12-2021 à 02:57:16

Amour et Noël

 

 

PRÉSENTATION

 

 

 

Voici un texte entièrement inédit, présentant les rôles de deux jeunes gens, dans le cadre d’un Noël traditionnel, mais avec un dénouement inattendu… Le milieu décrit est celui du village habité par mon personnage Grand-Regard, dans les quatre romans qui lui sont consacrés

 

 

5- AMOUR ET NOËL (1913)      

   

 

 

Je suis arrivé au village de Côte-de-l’Est en septembre, pour travailler dans une laiterie. C’est un beau lieu, très paisible, avec aussi le village de Pointe-à-Pierre, à l’ouest, puis, au centre : Rivière-Aux-Truites, où on croise une belle plage. La première personne dont ces gens m’ont parlé est une jeune mère surnommée Grand-Regard, qui dessine admirablement bien et ayant une magnifique voix de chanteuse.         

 

Mais le moment le plus extraordinaire vécu se produit au cours de la dernière semaine de novembre, à Rivière-Aux-Truites, alors qu’une des premières neiges de l’hiver se mêle à la pluie. Mon patron m’a envoyé au bureau de poste de ce village pour acheter des timbres et laisser les enveloppes au responsable du lieu. Devant moi, une fille marche prudemment quand soudain, je la vois glisser et tomber avec violence. Vite, je me presse de courir pour l’aider à se relever.

 

        

 

 

« Tu t’es fait mal ?        

- Un peu… Au pied… Mon sac! Mon sac! Je viens d’acheter de la farine, comme demandé par ma mère. Je ne voudrais pas que le petit sac soit déchiré et que la farine tombe dans le grand sac !

- Je vais regarder… Non, rien de brisé, je crois bien. Je vais te donner un coup de main pour te remettre sur pieds, puis te reconduire chez toi. J’ai la voiture de mon patron, laissée dans l’écurie de l’hôtel. Il m’envoie ici pour quelques courses. Je travaille à la laiterie de Côte-de-l’Est. Je m’appelle Émile.        

- Et moi, Madeleine. Le même prénom que Grand-Regard. Merci de m’aider et… Oh, je crois que je dois saigner du pied… » 

 

        

 

 

 

En la tenant par le bras, je me sens stupéfait de voir ses beaux yeux. Je crois qu’elle apprécie mon visage. Comme c’est écrit, dans les romans odieux, ce fut un coup de foudre. De retour au travail, je ne demeure pas à Côte-de-l’Est et, le soir même, je retourne à Rivière-Aux-Truites pour savoir si Madeleine ne souffre pas trop. Malheureusement, elle s’est déchiré la peau de son pied droit et aura du mal à marcher, pendant quelques jours.

 

         

 

 

 

Je suis bien reçu par la mère, mais attristé d’apprendre que Madeleine a perdu son père, voici deux années. La femme est très bonne cuisinière et prépare des marinades, qu’elle vend dans les épiceries des trois villages. Les autres saisons, elle cultive un immense jardin et au cours de la saison touristique, en été, elle offre des fruits et des légumes dans un petit kiosque établi le long de la rue principale. Madeleine y travaille.

 

         

 

 

 

Les jours suivants, je me rendu compte que non seulement Madeleine parait ravissante, mais qu’elle est intelligente, adore la lecture, connaît les noms de nombreuses plantes et a beaucoup d’attachement pour son village natal. Elle parle calmement, avec une jolie voix et rit d’une curieuse façon : très brièvement. Quand, avec courage, je demande si nous pourrions se revoir, elle répond vivement : « Oh oui! » Mon cœur s’écrie : « Oh oui! »

 

        

 

 

 

Il ne se passe pas une journée sans que je la voie. Je m’inquiète pour sa blessure et me permets même un présent d’encouragement : des chocolats, présentés dans une belle boîte avec un ruban rouge, sa couleur favorite. Au début de décembre, la neige triomphe de la pluie et Madeleine m’invite à des promenades dans la forêt, près de la rivière. Oh, mais il ne faut pas penser mal : il ne s’agit pas d’une forêt dense et la rivière, centre du village, est à portée de tout le monde, joie des pêcheurs. Tout simplement un paysage magnifique, qu’on ne voit pas à Côte-de-l’Est, qui ressemble davantage à une plaine. Madeleine connait tous les coins, ainsi que les gens. Dans un petit milieu, c’est là chose courante, mais qui me surprend tout de même, moi qui suis né et ai grandi dans une ville.

 

         

 

 

 

Si mon père m’a envoyé ici, c’était pour prendre de l’expérience et qu’il n’y avait aucun autre endroit pour me recevoir. Selon lui, je devrai revenir à la ville dans une ou deux années. Je n’y tiens pas, à cause de Madeleine. Oh, je la connais depuis peu, mais je sais que je l’aime. Je ne pense qu’à elle à toute heure du jour et quand je la revois, tout mon être resplendit de bonheur. Elle pense la même chose et son attitude ne peut mentir : nous sommes faits l’un pour l’autre et  notre avenir se déroulera ici.

 

         

 

 

 

Un samedi de décembre, alors que nous marchons sur le trottoir de la grande rue, nous entendons une voix magnifique provenant de l’église. Nous ne sommes pas les seuls à écouter et tous savent, sauf moi, que c’est Grand-Regard qui exerce son chant, en vue des messes relatives à Noël. Madeleine m’a raconté que cette femme est amie avec monsieur le curé, qui lui demande de chanter à quelques messes, mais surtout lors de fêtes religieuses. Si elle a accepté les mariages, la dame a refusé les enterrements. Chose très rare : c’est elle qui présente le Minuit Chrétiens, habituellement un hymne réservé aux hommes.          Quand elle sort, tout le monde l’applaudit. Une belle femme! Elle a des yeux expressifs, d’où son surnom. Madeleine me tire par la main pour me présenter. Je balbutie qu’elle a une voix admirable. « Lorsque je vais me marier, je veux vous avoir comme chanteuse à la cérémonie! » Elle ricane, cachant sa bouche avec les doigts, telle une fillette timide. « Je dois retourner chez moi. Oh, Madeleine, si ta mère a des pots de marinade en surplus, j’en achèterais bien un. Aux carottes! Je dois faire comme les autres femmes et songer au menu des célébrations de Noël. Contente de t’avoir rencontré, Émile. » 

 

 

 

 

 

Sans m’en rendre compte immédiatement, j’ai prononcé un mot qui ébranle Madeleine : Mariage. Ah, toutes les filles y pensent beaucoup. Quand, petites, elles bercent une poupée, c’est un apprentissage pour leur futur rôle de mère. Celles-ci leur enseignent très tôt à cuisiner, à tenir une maison propre.


Madeleine sait tout de ces obligations naturelles. Elle m’a même confié avoir un petit trousseau de future mariée, mais un peu approximatif à ce jour. Voilà un bel exemple et les garçons devraient les imiter.

 

        

 

 

 

Le lendemain, Madeleine est prête à livrer les marinades réclamées par Grand-Regard. Ma belle demande si je désire l’accompagner. « Elle a des petits enfants encore jeunes. Son aînée est une fille et je te jure qu’elle tient déjà son rôle de bras droit de sa mère. Son mari est le responsable de l’électricité dans nos trois villages. Un métier très important! »

 

         

 

 

 

Le couple vit dans une maison à la limite de Rivière-Aux-Truites et habitée jadis par les parents de Grand-Regard, aujourd’hui décédés. Un joli intérieur. Nous sommes bien reçus et la femme se presse d’ouvrir le pot de marinades, de saisir une cuiller pour goûter. « Je dois les réserver à mes invités, sinon, je mangerais tout immédiatement. » Elle fait visiter la maison, s’attarde dans un coin où la femme dessine de superbes scènes. D’ailleurs, les enfants se sont pressés de me montrer les leurs. « Je dessine depuis que je suis petite. Je chantais aussi en bas âge, mais j’ai beaucoup appris des leçons de solfège reçues au couvent des religieuses, dans la capitale. Je connais des chansons de folklore, que me mère me chantait. Écoute bien! » Vraiment admirable! Nous passons une heure aux bons soins de Grand-Regard.

         

 

 

 

En sortant, je dis ce que Madeleine désire entendre : « Quand nous serons mariés, tu seras comme elle et nos enfants seront semblables aux siens. Je ne serai pas patron de l’électricité, mais travailler dans une laiterie, c’est aussi un beau métier. » Madeleine arrondit les yeux. « Marions-nous, Madeleine! Tu sais comme nous nous aimons tant! Il ne pourra y en avoir une autre que toi et… ne pleure pas! C’est une grande nouvelle, non ? Tu devrais rire! »

 

        

 

 

 

Madeleine propose que le mariage doit avoir lieu à Noël. Bonne idée! Une façon de ne pas oublier la date de notre union! Et peut-être obtenir la bénédiction de Jésus. Je pense cependant que le curé doit avoir tant à faire un 25 décembre, tout comme un 24. Il vaut mieux réfléchir à ce projet, au cours de la semaine. Pour ma part, je regarde les maisons de Côte-de-l’Est que je pourrais louer. Nous parlons de tout ceci au cours des jours suivants, sans avoir à discuter : oui, il faut nous marier !          Elle choisit sa plus belle robe et je porte mon habit du dimanche, pour visiter le curé, même s’il a beaucoup de choses à voir à l’approche de la célébration du 25. Nous lui expliquons le but de notre visite. Il garde silence, comme embarrassé.

 

 

        

 

 

« Je ne peux pas faire ça.        

- À cause de Noël ? Nous y avons pensé. Nous aurions aimé que ce soit le 25, mais accepterons pour une journée de la semaine suivante.        

- Mais vous êtes trop jeunes! Vous avez onze ans!        

- Douze, le 10 janvier.        

- Mais… Écoutez, ce que vous me dites là est charmant, mais…        

 - Monsieur le curé, nous nous aimons, nous sommes des catholiques fidèles à la messe et aux sacrements. J’ai un bon emploi d’avenir à la laiterie,  apprécié par mon patron, alors que Madeleine connaît tout de la maisonnée et de son devoir de future mère.        

- Je vous félicite, car ce sont de bonnes dispositions. Revenez me voir quand vous aurez dix-huit ans.        

- Mais…        

- Je ne veux pas vous faire de chagrin, mais j’ai une autorité au-dessus de moi. Monseigneur me reprocherait de donner le saint de sacrement à des sujets si jeunes. »

 

         

 

 

 

Je m’éloigne penaud, la tête baissée, puis Madeleine se met à pleurer. Je la prends par la main, la serre contre moi. « Les adultes ne comprennent rien à l’amour! Il va marier des vieux qui ne s’aiment pas autant que toi et moi! C’est une injustice! »

 

        

 

 

 

Madeleine ne peut assister à la messe de minuit, car sa mère croit que c’est trop tard pour elle. La femme, comme présent, lui a donné une poupée et moi, j’ai reçu un canif. Le lendemain, à la messe, elle et moi gardons silence, incapables de penser à autre chose que notre sort. Soudain, la voix de Grand-Regard s’élève pour un chant religieux. Des frissons nous parcourent les bras. « Elle a promis qu’elle chanterait à notre mariage. Encore des mots d’adulte! Viens, Madeleine, on s’en va. Je dois jouer avec mon canif, et toi, avec ta poupée. Je n’ai jamais vécu un Noël aussi triste. » 



Trois jours plus tard, nous croisons Grand-Regard sur un trottoir. Je lui demande de me promettre de chanter à notre mariage. « Oui, je le jure », fait-elle. Madeleine ajoute que la femme n’a pas souri de façon moqueuse. « Elle va s’en souvenir et sera là, quand nous aurons l’âge désiré par le curé. En attendant, si nous allions fabriquer un bonhomme de neige ? »

 

 

Tags: #amour
 


 
 
posté le 02-12-2021 à 19:34:12

Noël à la campagne

 

PRÉSENTATION



 Il ne peut exister plus urbain que les Tremblay de ma série de romans consacrés à cette famille. Tel père, tel fils : Roméo n’aime pas plus la campagne que son papa Joseph. Et pourtant, ce dernier s’enthousiasme à l’idée d’un réveillon de Noël chez son frère Hormisdas, le seul membre paysan de la famille. Pour sa part, Roméo le paisible se sent mal à l’aise au milieu des effusions joyeuses de sa parenté, est en âge (12 ans) de désirer protester un peu, mais ne le fait pas, car avouer ne pas trop raffoler de ces réunions dans le cadre du 25 décembre serait sacrilège aux mœurs  relatifs à la fête de commémoration de la naissance de Jésus. Un extrait quelque peu traditionnel de mon roman publié Le Petit Train du  Bonheur.  

 

 

 

4 - NOEL À LA CAMPAGNE (1908)  

 

 

À chaque année, notre famille va passer le réveillon de Noël chez un oncle ou une tante. Mon père, trouvant les traditions rétrogrades, est pourtant le premier à accueillir cette période avec une immense joie. « Ce n’est pas moderne! », grogne-t-il avant le départ. Quatre heures plus tard, il se balade dans toutes les pièces, un verre à la main, de très bonne humeur. Cette année, nous nous rendons chez l’oncle Hormisdas. Mes oncles et mes tantes remplissent leurs boggies de couvertures et d’enfants, puis partent en procession vers le village de Champlain.



Bing! Bang! Bong! Ah… ces roches de route et ces vieilles voitures… La température fut douce une partie de décembre et la neige se fait discrète. On craint même de la pluie pour arroser notre Noël. Papa, d’ailleurs, et sans doute pour la vingtième fois, a suggéré de prendre le train, mais ma mère a poussé un haut cri, assurant que se rendre fêter Noël en train ne se fait tout simplement pas. Devant nous, l’oncle Armand et ses sept enfants hurleurs. Loin derrière, l’oncle Charles, qui décide de pousser une pointe de vitesse pour doubler tous ses frères et beaux-frères. On l’entend hurler Ya! Ya! Ya! à son pauvre cheval urbain. Tantôt, nous avons dépassé la tante Lise et son mari Robert, le plus ancien policier des Trois-Rivières. D’autres poussent la chansonnette avec fermeté. Bref, nous vivons une ambiance formidable même si, comme papa, je préférerais le chemin de fer, davantage reposant.


 

Soudainement, je me mets à réfléchir : avec combien de cousins vais-je partager une petite chambre ? Sept ou dix ? En tout, je compte trente-cinq enfants dans cette parenté, du bébé braillard jusqu’au jeune homme tout autant pleurnichard. Avec ses modestes quatre rejetons, papa représente le Tremblay ayant le moins d’héritiers. Il aurait aimé se vanter d’une plus grande famille. Six enfants l’auraient comblé. Pas le double! « La douzaine, c’est bon pour les familles de la campagne », prétend-il. D’accord avec lui et nous trouve fort bien au nombre de quatre, n’ayant à partager ma chambre qu’avec un seul frère. Gros-Nez le quêteux ne fait pas partie du voyage. Vers le dix décembre, il est de nouveau disparu, mais cette fois en me laissant une explication. « Le temps des fêtes représente une très bonne période pour mendier. Les gens ne regardent pas à la dépense et veulent entendre des histoires. » Depuis son départ, je pense beaucoup à lui, surtout par température pluvieuse. Où couche-t-il ? A-t-il froid et faim ? Les gens se  montrent-ils aussi généreux qu’il le prétend ?

 

 

 

Il n’y a pas d’électricité dans la grande maison de l’oncle Hormisdas. Les siens se chauffent au poêle et s’éclairent au fanal. La véritable préhistoire. Tante Léonide a fait boucherie depuis le début du mois. On va s’en mettre plein la panse : cretons, pâté de tête, crépinettes, ragoût de patte, boudin, de la sauce blanche, de la dinde, une légion de tourtières, sans oublier les friandises destinées aux petits. Pour nous reposer du voyage, nous tendons nos mains vers la chaleur du poêle. Nous sommes la troisième unité Tremblay à arriver. L’oncle Richard, le vieux garçon de la famille, nous suit, en compagnie de grand-père Isidore, plus ancien que la Terre. Je me sauve pour l’éviter, mais me cogne contre tante Catherine, ses nombreux mentons et ses grosses lèvres humides. Tante Léonide et ses filles ont dressé plusieurs tables, mais je me demande si je dois m’installer avec les adultes ou près des petits. On me place plutôt entre les deux, avec le cousin Mathias, celui qui a recommencé trois fois sa deuxième année d’école, deux fois sa troisième, et qui travaille aujourd’hui comme laveur de latrines à l’usine de textiles Wabasso. Je garde silence au milieu des rires de la famille. Moi qui n’aime pas trop le bruit, je me sens vite étourdi par tant de cris, enivré par les diverses odeurs d’aliments assaillant mes narines. Devant moi, la cousine Denise, la plus jolie de la parenté, mais timide comme une douzaine de timides. Sa beauté m’enfonce davantage dans le mutisme.



Les années précédentes, je jouais avec les cousins. On dénichait un ballon pour vite organiser une compétition. Cette année, je ne sais pas si je vais me mêler aux adultes ou si je vais tolérer les enfants qui me cassent les oreilles. Sur le toit, j’entends de lourdes gouttes de pluie. Je ne peux même pas risquer de sortir pour éviter le vacarme. De toute façon, ici, il n’y a qu’un champ délaissé et une petite forêt peu invitante. J’observe papa, perdu dans ses grands gestes vers ses frères et sœurs, qu’il passe pourtant son temps à voir en ville. Il semble que Noël soit un prétexte idéal pour ces fausses retrouvailles. Je préfère le jour de l’An, à cause des cadeaux et l’idée du recommencement, du vieux calendrier confié au poêle et du nouveau, installé avec délicatesse au salon. Après deux heures de mon ennui, je regarde de nouveau mon père, ayant un mal fou à garder son verre plein. Inévitablement, il va jaspiner contre la religion. Pour le faire taire, ses frères sortent le jeu de cartes. « Ah non! Pas encore cette vieille tradition! » hurle-t-il, avant de se faire prier pour s’installer avec joie à une table. Les hommes Tremblay sont des joueurs inassouvis, surtout l’oncle Armand, un extraordinaire tricheur. « Pique atout! » d’aboyer l’oncle Moustache. Il me semble que j’ai passé mon enfance à entendre crier cette exclamation.  Je me faufile vers une autre pièce, essayant de me souvenir des noms de certains de mes cousins.

 

 

 

À onze heures, tout ce beau monde se prépare pour la messe de minuit. Les jeunes filles demeurent à la maison pour garder les bébés et préparer la tablée du réveillon. Il a cessé de pleuvoir et une fine neige vient raviver nos sourires. « Le bon Dieu a voulu de la neige pour l’anniversaire du petit Jésus », de nous chanter maman. Mon père évoque plutôt le vent et le froid transformant l’averse en blancheur. Une messe de minuit ne peut être ordinaire. Ce décorum, cette mise en place, cet aspect solennel me donnant la chair de poule.  Un cultivateur de Champlain y va de son vibrant Minuit, Chrétiens qu’il doit répéter  tous les jours depuis le mois de septembre. Tellement beau que même mon père frissonne!

 

 

De retour chez Hormisdas, nous tombons à pleine bouche dans la nourriture. Les flacons s’ouvrent et les cartes, ayant à peine eu le temps de reprendre leur souffle, se remettent à valser de table en table. Pendant ce temps, les épouses de ces gaillards parlent de la ligue de tempérance de monsieur le curé. Je pense surtout que d’ici deux heures, une femme fera une crise de larmes et un bébé braillera à n’en plus finir. Et pique atout!

 

 

Voilà l’oncle Germain sortant son violon, pendant que tante Catherine s’installe au piano. On réclame une chanson à répondre de pépère Isidore, mais comme il ne lui reste que cinq dents, nous ne comprenons pas trop ce qu’il faut répondre. Mon père semble embarrassé d’entendre ce refrain et, avec son verre de gin à la main, il vient me rejoindre pour me confier : « Moi et les chansons du bon vieux temps! Voilà soixante-dix ans que papa répète la même!  » À quatre heures du matin, je dépose les armes et me traîne vers la chambre, où sont entassés huit cousins, dont deux qui ronflent et trois qui puent des pieds. De plus, il y a trois bébés dormant dans des tiroirs de bureaux. Le plancher vibre sous les gigues du premier étage. Je ne sais pas par quel miracle je réussis à m’endormir.


Je me lève à dix heures et la maison ressemble à un champ de bataille, avec quelques oncles cuvant leur vin devant des grosses tasses de thé. Les femmes s’affairent déjà devant les chaudrons pour préparer le dîner. Comment ? Encore manger ?  Voilà le secret de Noël : engraisser!

 

 


 
 
posté le 30-11-2021 à 19:03:28

Gros-Nez le lecteur

 

 

 

 

PRÉSENTATION

 

Une déformation d’un passage de mon roman Gros-Nez le quêteux, publié en 2016. Ce sobriquet cache un personnage qui apparaît dans trois de mes publications. Nous nous situons au cours des dernières années du 19e siècle, au début du suivant. Gros-Nez est un vagabond pas tout à fait dans la tradition, car il est instruit et fait toujours preuve de beaucoup d’humanité envers ses prochains. Il erre par les chemins et routes le printemps, l’été et l’automne, mais rarement au cours de l’hiver, alors qu’il accepte de travailler, souvent dans les chantiers de bûcherons, où son physique imposant devient très utile, mais il ne considère pas ce rôle comme important. Le printemps venu, il donnera ses paies entières aux hommes qu’il a connus. Un Noël d’émotions masculines, avec Gros-Nez dans un rôle qui rendra leur Noël important. 

 

 

3 - GROS-NEZ, LE LECTEUR  (1891) 



Han! Han! Et de la vigueur, en voilà! Gros-Nez a toujours pensé que les chantiers de coupe de bois étaient d’interminables démonstrations de vanité masculine : toujours celui qui coupera le plus d’arbres, en transportera le plus grand nombre, qui mangera davantage que tous les autres afin de donner naissance à des légendes futiles et propres à un seul hiver. Avec un peu de chance, une de ces histoires, sur une centaine, franchira quelques saisons et sera déformée avec le temps. Beaucoup d’hommes aiment à raconter les exploits d’un bûcheron géant de 1850, mais il a sans doute grandi au fil des décennies, si bien qu’on en parle aujourd’hui comme mesurant huit pieds.         

 

 

La nuit venue, les gros méchants loups se transforment en chiots et ceux qui parlent en dormant – leur nombre est impressionnant! – deviennent des conteurs de romans mélodramatiques pour la plus grande joie des insomniaques. Le matin venu, il n’en reste plus rien. « T’es malade dans la tête ? Je n’ai jamais dit une telle chose! Tu me prends pour une femme ? » Ces récits involontaires présentent la sensibilité féminine, laissant deviner à Gros-Nez que les hommes, tous les hommes, ont des cœurs aussi fragiles que ceux des épouses et fiancées laissées dans les maisons de ferme ou dans les villages.        

 

 

Il existe deux catégories de camps de bûcherons : les très lointains et les plus que très lointains. La première sorte permet un seul congé, de novembre à avril, soit au premier de l’An, soit à Noël. Les hommes peuvent alors retourner près de leurs épouses et enfants, pas longtemps mais ce qu’il faut pour revenir au chantier avec de belles anecdotes à raconter aux amis. Pour la seconde catégorie : impossible! Cependant, il y a congé le 25. Pour la veille, ils travaillent du matin jusqu’à la fin de l’après-midi.         

 

 

Le seul moyen de communication pour ces gars consiste à un courrier, livré une fois par mois, à des dates jamais connues d’avance. Un indigène part courageusement, avec ces lettres dans un sac à dos, visitant les six chantiers de ce nord, le temps de deux ou trois jours. Parfois, les lettres arrivent par la voie d’un jeune prêtre apprenant son métier à la dure, franchissant de longues distances en raquettes, au cœur d’un froid tranchant. Les bûcherons ne savent pas si leur messe de minuit aura lieu le 25 à neuf heures de la matinée ou au début de la soirée, mais assurément pas à minuit. Les plus catholiques s’en inquiètent, mais les autres pensent surtout au courrier.L’enveloppe entre les mains, les chanceux se pressent de dénicher un coin à l’écart pour prendre connaissance du contenu. Privé! Et aucun homme ne contestera ce droit. Cependant, à la fin de la lecture, le tout devient public et les réalités côtoient les mensonges à vive voix. « Mon fils est devenu premier de classe, ce mois-ci. »  Le même qui trônait dernier en novembre ? « Ma pouliche a mis bas. Un superbe mâle ! » Bravo et fête dans l’écurie.Ceux qui n’ont pas honte de leurs sentiments sont les analphabètes; ils doivent faire lire leur courrier par les autres, bien qu’ils choisissent un seul lecteur, avec le plus grand soin. Rien de mieux que l’homme qu’ils ne reverront pas l’an prochain ou dans le canton : Gros-Nez. Le quêteux est ainsi devenu le secrétaire romantique de quatre hommes, qui se montrent sous leur vrai jour, même si trois d’entre eux rougissent lors des séances de lecture ou d’écriture.En ce Noël 1891, en revenant du travail, les bûcherons ont la surprise de voir leur courrier sur la table. Ils s’y précipitent à toute vitesse, oubliant les engelures aux mains, le mal de dos et de reins, ne pensant plus qu’ils sont affamés. Mais les analphabètes demeurent derrière, ne sachant pas si une de ces enveloppes lui sont destinées. Ils regardent Gros-Nez du coin de l’œil, attendant le moment propice pour enquêter. Trois lettres pour quatre hommes. « Ti-Jos, Ti-Paul, Ti-Pierre, c’est pour vous. Rien pour toi, Ti-Clem, mais ne désespère pas. Une enveloppe pourrait arriver demain par la voie du curé. Au travail, maintenant : Ti-Jos, approche ! »         

 

 

L’heureux homme cherche un coin secret pour cette lecture. Il se vante auprès du mendiant que son épouse fut maîtresse d’école du troisième rang, avant qu’un commissaire d’école ne la congédie parce qu’elle était enceinte. 

 

 

« Mon chère amour, je…        

-Aaaaa…        

- … je vait bien, les enfans itou, mais pepère a les rumatisses. T’es certain que ton épouse fut maîtresse d’école ?        

- La meilleure. Continue, continue, quêteux.        

- Je panse à toé toutes les jours et prie l’bon Yeu pour qu’y t’arrrives rien de mal. Not’ grand gars s’occuppent des vaches pis du joual, dans grange.         

- Mon aîné, il a le sens des responsabilités.        

- Je te souète joiyeu Nouelle. La voisine m’a inviter pour leur réveillon pis la meste de minuite est si émotionnante. J’espére que tu oubli pas tes devoirs de bon Chrékien. Je t’aime, mon mari.        

- Aaaaaa….        

- Elle a embrassé la feuille et…        

- Montre, montre ! »        

 

 

L’épouse de Ti-Paul raconte un peu les mêmes propos, mais plus faciles à lire. Pendant ce temps, Ti-Pierre s’impatiente, alors que les bûcheront ont commencé leurs vantardises et que le cuisinier se demande pourquoi ces messieurs ne semblent pas pressés de se mettre à table pour le souper. Contrairement aux deux autres, Ti-Pierre n’est pas marié, mais a une blonde régulière depuis deux années. Gros-Nez croyait lire un message général un peu pudique, mais la demoiselle y va de tirades qui font rougir le mendiant, indiquant que le couple n’a pas attendu la nuit de noces pour… La soirée se passe comme les autres, sauf que les hommes ne se couchent pas à neuf heures. Blagues, jeu de cartes ou de dés, chansons, gigues, éclats de rire. Cependant, ils évitent les jurons, qui font pourtant partie de leur pain quotidien. À minuit, ils s’agenouillent, prient en pensant à la naissance de Jésus. Puis ils tendent la main à leurs semblables, pour les vœux, comme s’ils s’adressaient à des étrangers. Alors que les Canadiens français, en grande partie, vont manger et danser une partie de la nuit, les bûcherons retrouvent leurs couchettes, prêts pour le concert habituels des ronflements et des soupirs. Demain, le prêtre se présentera sûrement, mais à quelle heure ? Les hommes passent le temps à relire leurs lettres, à parler des enfants laissés « en bas », de l’épouse, des frères et sœurs, de la prochaine saison des semences. Puis l’homme de robe arrive à neuf heures. « Non, pas de lettres. Cela faisait partie de la mission de notre collaborateur indien. Il n’est pas passé hier ? »        

 

Gros-Nez étonne tout le monde en refusant d’assister à la messe, malgré les paroles sévères de l’homme de robe. Il sort pour fumer sa pipe, regarder le paysage, écouter le silence, quand soudain  rejoint par Ti-Clem, l’air penaud, prêt à éclater en sanglots parce que son épouse n’a pas écrit. « J’ai deux jeunes enfants, quêteux. Je les aime beaucoup, au même point que mon épouse. Je ne comprends pas pourquoi elle m’a ignoré. » Gros-Nez vide sa pipe, jure que la femme recevra une lettre. Le visage de Ti-Clem s’illumine. Le vagabond s’assure que l’autre connaît son adresse. Le message est bref, mais rend l’homme très souriant, heureux. « Je m’en souviendrai tout le temps, Gros-Nez, de ce Noël et de ta bonté. » L’errant sait que ce sera le jour pour écrire les réponses des analphabètes.         

 

 

« Écrire une lettre à ta blonde dans les bécosses! Tu exagères, Ti-Pierre !        

- Est-ce qu’elle va le savoir, où ça a été écrit ?        

- Non.         

-  Alors quoi ? On est tranquilles, ici, quêteux. Tu comprends, je ne veux qu’aucun gars ne soit au courant et dans les bécosses, on est certains d’avoir la paix.         

- À moins qu’un homme ait une envie de…        

- Écris, écris, Gros-Nez.         

-  Que veux-tu lui dire ?        

-  Que je l’aime. Cependant, que ça reste entre toi et moi! Ne le dis pas aux gars!        

- Ça va demeurer entre nous et les bécosses.        

- Commence par : Cher amour. C’est bien, ça ?        

- Très beau.        

- Ensuite, tu donnes de mes nouvelles : je travaille très fort, j’économise pour notre futur mariage, le contremaître est content de moi, je…        

- Sauf mercredi dernier.         

- Ça, t’en parles pas. Écris! Pendant ce temps, je vais penser à des mots sucrés qui vont lui faire plaisir. »         

Reconnaissants, les bûcherons serrent la main du prêtre, l’invitant à demeurer pour le dîner, même s’il doit visiter deux autres camps, en cette journée. L’homme ne refuse pas une demi-heure de chaleur. Gros-Nez rentre à ce moment et le curé lui lance un regard torve. Le vagabond se tient éloigné de ces célébrations, rejoint par les deux amis qui attendent ses services pour répondre aux lettres des leurs, pour se les faire lire à nouveau.         

« Service, mes amis ! Le festin de Noël ! » Les bûcherons regardent méchamment le cuisinier. « Encore du ragoût de poche, des binnes et du pain trop dur  ? Quel changement, hein ! » L’homme, surnommé Chaudron, précise qu’il a préparé des biscuits à la mélasse.        

 

 

Il y a tant à faire lors de ce rarissime après-midi de congé. Un groupe sort et se lance des balles de neige, excités comme des gamins, alors qu’à l’intérieur, le joueur de ruine-babines et le violoniste recommencent la présentation de leur mince répertoire, faisant taper dans les mains et danser. Mais certains hommes demeurent sages dans leur coin, avec la lettre cachée derrière leur oreiller. Demain sera un autre jour, pareil aux autres, avant l’arrivée du printemps et l’instant où ils retrouveront l’épouse, les enfants, les parents. Ce fut un beau Noël, mais pas un vrai de vrai, sauf pour Ti-Pierre, Ti-Clem, Ti-Jos, Ti-Paul et cet être mystérieux et bon comme Jésus : Gros-Nez le quêteux.

 

Tags: #courrier
 


 
 
posté le 29-11-2021 à 03:49:37

Le réveillon raté d'Émerentienne

PRÉSENTATION

 

 



Nous voilà au milieu du dix-neuvième siècle. Isidore Tremblay, fils d’Étienne le bossu et de Jenny l’Irlandaise, est un jeune homme aimé de tous, sans cesse de bonne humeur. Il est marié à Émerentienne, femme excessivement autoritaire, xénophobe et avaricieuse, désireuse de devenir mère de douze enfants. Pour sa part, Isidore participe souvent aux fêtes des siens, car il possède un don spectaculaire : il joue des gigues irlandaises avec son violon, chante de façon amusante. Les gens des Trois-Rivières se voient étonnés d’apprendre qu’Émerentienne organise un réveillon de Noël, promettant à tous que son mari va faire danser tout le monde au son de son violon et qu’il présentera une nouvelle chanson. Pourquoi s’en priver ? Mais Émerentienne cachait une autre intention… Un extrait de mon roman En attendant Joseph.

 

 

NOTE : Les prénoms cités au début du premier paragraphe sont ceux des enfants du couple. De plus, dans le roman, cette fête n'a pas lieu le 25 décembre. 

 

 

2 - LE RÉVEILLON RATÉ D’ÉMERENTIENNE (1852)    

 

Louis, Richard et Hector sont vêtus en petits princes pour accueillir les visiteurs. Catherine, à leurs côtés, fait des révérences en répétant sans cesse «Soyez les bienvenus. »  Lise demeure près de son père, le suivant pas à pas. Les jeux de cartes trônent sur la table et attendent de se faire secouer avec vigueur par des hommes enthousiastes. Les femmes examinent la propreté de la maison, avant de se rendre à la cuisine pour aider leur hôtesse.      

 

« Vous ne savez pas qui est là, Émerentienne ?     

- Qui donc ?     

- Monsieur Kiesler et sa femme.      

- Quoi ? Des étrangers dans ma maison ? Est-ce que je me rends chez lui, moi ? Qui l’a invité ?     

- Sûrement votre mari.     

- Je ne l’ai pas autorisé. »     

 

L’explication d’Isidore ne satisfait pas son épouse. Il a invité cet Autrichien parce qu’il doit se rendre dans un chantier, au début de la  prochaine année, et Isidore sera, en quelque sorte, son guide dans ses premiers pas dans ce travail inconnu dans son pays. « Je me souviendrai que tu m’as désobéi, Zidore! » maugrée-t-elle, les dents serrées. Elle croise l’homme, qu’elle ignore du regard, même s’il lui a tendu la main en souriant.


Chacun a hâte qu’Isidore joue du violon.  Après tout, pour l’entendre dans d’autres soirées, il faut débourser. Tout le monde l’avait fait en sachant que c’était pour l’achat de ce bel instrument  irlandais et personne n’ignore qu’Émerentienne désire un piano.      

 

Voilà enfin Isidore à l’œuvre! On a formé un cercle autour de lui et le virtuose s’exécute tout en marchant, ce qui impressionne beaucoup les voisins et les amis. Bientôt, la danse fera chavirer les cœurs. Les plus vieux gigotent devant la beauté des jeunes filles, avec leurs jupons gonflés par l’enthousiasme. Une ronde rallie tous les invités et les mains s’échauffent à soutenir le rythme de la musique d’Isidore. Voilà maintenant le moment de son numéro d’assoiffé. Il ralentit la gigue, se plaint d’avoir le gosier desséché. Alors, un homme lui apporte un gobelet de vin et le lui fait boire. La musique repart de plus belle, stimulée par la chaleur du breuvage. Le gobelet terminé, Isidore s’envole et ne cesse d’accélérer le tempo.      

 

À la fin de cette démonstration, le public réclame la chanson du père Isaac qui veut marier sa fille, même si tout le monde la connaît par cœur depuis longtemps. Pourquoi se passer de cette rigolade ? La voix d’Isidore se perd dans l’écho de trente autres qui répètent le refrain. Au cœur de cette joie, Émerentienne garde les bras croisés, juge impitoyable de la performance de son mari. À la fin du numéro, elle se lance vers le cercle, agite les mains, demande le silence. « Écoutez, mes bons amis canadiens! Zidore a une nouvelle chanson à vous présenter, mais on va le laisser se reposer un peu. Il la chantera tantôt. En attendant, n’oubliez pas d’avoir du plaisir, mais toujours en respectant les bonnes mœurs. Ce fut un automne magnifique et les récoltes ont été généreuses. Le bon Dieu protège ses adorateurs du Canada et nous aurons un hiver magnifique pour nous reposer. N’oubliez pas Notre Seigneur et ses saints, même au cœur d’une  fête. » Après ce discours, Émerentienne retrouve son mari et lui enlève le gobelet de vin qu’il portait à sa bouche. Dans un coin loin des regards, elle s’assure une autre fois qu’il se souvient des paroles de la chanson.     

 

« On ne devrait pas les faire payer, Rentienne. Il me semble que ce n’est pas honnête. Nous sommes entre Canayens pis…      

- Quelle honnêteté ? Je les reçois, je les nourris. Tu les distrais et les amuses. Tout ça mérite une petite récompense.      

- Ce n’est pas honnête.     

- Qu’est-ce que je viens de te dire ? T’as les oreilles encrassées, mon mari? »


 Pour mettre l’eau à la bouche de tout le monde, Émerentienne exige de son époux qu’il garde sa nouvelle chanson pour la fin de la soirée. Il recommence ses gigues le cœur un peu lourd et souhaite secrètement que tous ces braves gens donnent une leçon à son épouse. Sourire généreux, le rire facile, Ie musicien ne laisse rien paraître de son tourment et de la prière qu’il offre à Dieu pour que son désir se réalise.     

 

À la fin d’une danse, monsieur Kiesler est sollicité pour chanter un air de son pays. Il se fait prier un peu, ne voulant pas jeter une fausse note dans un Noël du Canada. Enfin, le voilà droit au milieu du cercle. Tout le monde est prêt à taper dans les mains, mais il entonne une mélodie lente, modulée par une voix grave. Si la sonorité inhabituelle des mots provoque des sourires discrets, ils font vite place à une écoute attentive, remplie d’émotion. Isidore tend son archet et l’accompagne avec des notes prolongées et un peu plaintives, qui motivent l’immigrant à y mettre encore plus de cœur. À la fin, il soupire « Cher pays à moi », prêt à pleurer.     

 

« Son pays! S’il l’aimait tant, il n’avait qu’à y demeurer au lieu de venir prendre les emplois de nos hommes!     

- Vous avez raison, Émerentienne. Puis je vous jure que cet homme-là boit trois fois plus qu’un Irlandais.     

- Pis ce n’est même pas un catholique! Et mon mari qui a joué pour lui! Je vous jure qu’il va en entendre parler, le Zidore! » 


Le moment tant attendu de la nouvelle chanson enfin arrivé, Émerentienne la présente de long en large, avant de conclure : « Pour l’entendre, il faut donner un petit quelque chose, mes bons amis! Zidore vous a fait danser, rire et chanter toute la soirée, ça mérite bien votre bonne générosité chrétienne. Nous voulons acheter un piano à notre fille Lise. Dans quelques années, elle va jouer avec son père, afin de vous amuser davantage. » Un silence règne tout de suite, pendant qu’Isidore se promène parmi les invités en tendant une main nerveuse. Personne ne donne. Ceux qui voudraient le faire ont crainte de briser cette solidarité spontanée. Le plaisir appartient à tout le monde et ne peut se monnayer. Pendant l’insuccès de sa démarche, Isidore soupire de petits remerciements gênés qui se noient dans le brouhaha de la situation. Plusieurs invités, choqués, décident de partir immédiatement, alors qu’Émerentienne tente de les retenir en disant que son mari va chanter gratuitement. Quinze minutes plus tard, il n’y a plus personne dans la maison. Ses murs tremblent sous les hurlements d’Émerentienne.      

 

« C’est de ta faute, Zidore ! Tu as joué du violon pour ce sale étranger, tu n’as pas…     

- N’exagère pas, Rentienne ! Tout le monde a apprécié monsieur Kiesler, mais pas ton amour de l’argent et…

-Va-t-en d’ici ! »     

 

Poussé par la femme, Isidore tombe dans la neige et, le temps de se relever, l’épouse avait ouvert la porte pour lancer le violon dans la blancheur. L’homme s’y précipite. « Mon violon ! Mon beau violon ! Elle l’aura brisé ! » Il n’en est rien. Isidore le serre contre lui, les larmes aux yeux et, soudain, il entend les pleurs de ses enfants et les cris horribles de leur mère pour les faire taire. Le mari va régler cette question, mais avant, il croit que s’excuser auprès de monsieur Kiesler et de son épouse ne serait que justice. En entrant dans cette maison, Isidore rougit en constatant que trois femmes et leurs maris, qui étaient chez lui il y a quelques minutes, sont présents.     

 

« Ce n’est pas de ta faute, Isidore. Ta femme, parfois, elle…

- Je sais ça.     

- Très beau, quand tu as joué pendant que monsieur Kiesler chantait. Tu voudrais le faire encore ? »



La même chanson revient, suivie de deux autres, d’une gigue du violoniste, alors que l’épouse, souriante, se presse d’offrir des breuvages et des biscuits à ces personnes, puis de parler gentiment. La rencontre chaleureuse dure près d’une heure, avant qu’Isidore ne retourne chez lui. Il entend deux de ses enfants étouffer des larmes, alors que dans la chambre nuptiale, Émerentienne ronfle. « Je ne me souviendrai pas de ce Noël pour ce qu’elle a voulu, mais parce que monsieur Kiesler et sa dame m’ont ouvert leur porte et que les six personnes présentes m’ont parlé comme à un ami. L’esprit de Noël était là. Pas chez ma malheureuse épouse. »

Tags: #musique
 


 
 
posté le 28-11-2021 à 04:12:45

Le réveillon des gueux

  PRÉSENTATION  

 

 

        Un extrait de mon roman La Splendeur des affreux, se déroulant au début du 19e siècle, mettant en vedette deux laissés pour compte : Étienne et Jenny. L’homme est petit, laid, a un défaut de prononciation et est bossu. Son épouse est d’origine irlandaise, rachitique avec un visage ingrat, et est muette. Le chemin de l’amitié semble difficile pour l’homme et la femme, car personne ne semble voir que sous ces carapaces affreuses se cache la splendeur de la bonté de cœur. Depuis deux années, Jenny et Étienne tentent d’organiser une réunion de gens pour fêter Noël, mais personne ne se présente. Il semble cependant que la tentative de 1820 soit différente.         NOTE : À propos de la référence à la grange des Trottier : Jenny a donné naissance à son premier enfant de toute urgence dans une grange d’une famille Trottier, ne voulant pas la faire entrer dans leur maison. Le bébé sera baptisé Isidore. Au moment de ce récit, la femme est enceinte.  

 

 

 1 - LE RÉVEILLON DES GUEUX (1820) 



Des gens sont venus pour accepter notre invitation. Surtout les vieillards qui passent perdre leur temps à l’atelier d’Étienne. Ils disent qu’ils seront là pour quelques heures agréables, car leurs enfants ne savent pas fêter Noël comme il faut et que trop de joie, en ce jour saint, les offusque. Je crois ainsi comprendre qu’avec moi, il n’y aura pas de cris d’allégresse. D’autres personnes manifestent un peu d’intérêt, surtout les esseulées et rejetées. Une très vieille femme est venue, ainsi qu’un indigène paysan ayant perdu son épouse il y a quelques saisons, sans oublier ce petit orphelin, garçon d’écurie, à qui Étienne donne beaucoup d’affection. Puis il y a une épouse de trente ans, abandonnée par son mari, et dont la famille demeure au Haut-Canada ; une autre qui est jeune veuve, et, enfin, le bègue Jean Deux-Fois, dont tout le monde se moque sans cesse. La fête de la naissance du fils de Dieu sera le bal des gueux chez l’Irlandaise et son bossu. L’idée de demeurer seuls leur paraît insupportable, ne fait que renforcer leur idée qu’ils ne sont pas comme les autres. Ce rejet semble encore plus cruel quand l’occasion réunit des membres de même parenté. Étienne et moi avons tant vécu ce sentiment depuis notre mariage.         

 

 

Pour moi, Noël est avant tout une occasion qui commande la piété. Cependant, après la messe, la joie peut se manifester. Au Ciel, gentil Dieu fête la naissance de son fils Jésus avec tous les saints et les anges. Je ne sais pas s’ils jouent aux cartes et dansent, mais pour les humains, voilà notre façon de lui dire que nous sommes de tout cœur avec lui. Ma mère n’aimait pas voir les Irlandais s’enivrer à Noël. Moi non plus! Je sais qu’Étienne n’achète jamais trop de vin. Un petit gobelet bu avec modération fera plaisir à nos invités. Chacun mangera à sa faim, je le jure!  Ces Canadiens découvriront l’explosive cuisine irlandaise.          Au cours des années précédentes, Étienne assistait avec patience à la messe. « Te vous souhaite t’un joyeux Noël! » disait-il à tous les gens sortant de l’église, avant de leur rappeler que la porte de notre maison leur était ouverte. Personne ne l’écoutait. Les Canadiens se montraient pressés de regagner leurs domiciles pour leur propre réception. Le nôtre demeurait éclairé une partie de la nuit. Nous attentions en vain ces personnes qui ne venaient jamais. J’avais préparé un copieux repas. Étienne chantait et je dansais autour de lui. Puis nous nous couchions, enrobés de tendresse, le cœur satisfait d’avoir organisé une fête ratée. Mais cette année sera la bonne!         

 

 

Je m’affaire déjà à la cuisine. Il y aura des tartes aux patates, des marinades, des croquignoles et je regarde avec envie une grosse poule qui ne sait pas ce qui l’attend! Foi de Jenny, ce sera un véritable festin irlandais! Étienne arrive avec sa cruche de vin et achète même un jeu de cartes neuf. Chaque soir, il répète ses chansons et j’applaudis en riant. Puis il se montre attentif à mes pas de danse, bien que je m’efforce de ne pas laisser les émotions m’emporter. Avec mon petit ventre rond, le nourrisson n’aimera peut-être pas ça! Je prépare de beaux dessins de l’enfant Jésus, de Marie et Joseph. Je les donnerai à nos invités, pour leur rappeler que la joie de Noël doit être avant tout destinée au bonheur du Roi des Cieux.         

Je me demande de quelle façon on fête Noël au paradis…  Avec tous ces bonnes gens ayant mérité la vie éternelle. Le Divin ne doit pas manquer de visiteurs dans son palais de nuages et de soleil! J’espère que la cuisine n’est pas confiée à une seule sainte! Peut-être qu’il y en a des centaines, dirigées par la vierge Marie. Je pense si souvent à elle! Quelle femme hors du commun! Et de savoir qu’elle a porté le fils de Dieu! Quand l’archange Gabriel le lui a annoncé, Marie a dû se sentir très étonnée! Je suis persuadée qu’en voyant grandir Jésus, elle devenait une mère comme une autre. Comme je pense souvent à la grange de ces trèfles à une feuille de Trottier… Marie a certainement tout autant songé à l’étable de Bethléem de la même façon.         

 

Et tout à coup que Dieu décide de nous envoyer un autre sauveur ? Après tout, beaucoup d’hommes ont oublié la sagesse de sa parole. Je suis persuadée que dans un tel cas, le Tout-Puissant choisira une femme irlandaise, ses plus fidèles adoratrices. Et si c’était moi ? La grange! L’étable! Mon mari Étienne artisan tout comme Joseph le charpentier! Isidore serait-il le fils de Dieu ? Non… il semble bien qu’Isidore ne soit pas un bon prénom pour le garçon du Créateur. Si c’était le poupon que je porte ? Que gentil Dieu décide d’avoir une fille, pour offrir une sœur à Jésus ? Étienne me tapote l’épaule et désigne du doigt l’encre qui dégoutte sur mon beau dessin. « À quoi pensais-tu ? » Je joins les mains et baisse les paupières. « Ah, tu pensais t’à Dieu! » Je lui explique que mon rêve me mettait dans la peau d’une seconde sainte Vierge serait vain. Je rougis, froisse le papier, puis trempe à nouveau la plume dans l’encrier. Je m’applique avec soin à ma tâche, désireuse de ne pas insulter le Maître suprême avec des mauvais dessins.         

 

Puis, soudain, j’entends Étienne souhaiter chaleureusement la bienvenue à quelqu’un. C’est la jeune veuve. Je lui souris. « Je viens vous aider à préparer la nourriture pour votre fête. Dans votre état, il ne faut pas trop vous surmener. » Aimable! Je ferme vite le pot d’encre, mais les dessins attirent l’attention de la femme. « Très joli! Comme les dessins saints dans les fenêtres des églises. La colonie en manque, vous savez. »  Nous nous mettons à l’œuvre tout de suite, surveillées du coin de l’œil par Étienne. Je lui fais signe de retourner dans son atelier, de laisser les femmes à leur tâche. Il ne m’obéit pas immédiatement. Je sais qu’il se sent content de cette visite, de voir une autre de mon âge se préoccuper de moi. Ce soir, au coucher, il saura encore plus comme j’en suis heureuse. Cependant, l’amitié n’est jamais instantanée. J’aurais tort de trop m’imposer. Il faut que cette Olive réalise peu à peu que j’ai bon cœur, que je suis une femme comme les autres, malgré mon infirmité et mon apparence hideuse.         

 

 

Olive me parle sans cesse de son mari décédé à la chasse. Elle lui jure un amour éternel. Dans ce pays, quand on est jeune, en santé et belle, on ne demeure pas célibataire longtemps et l’amour éternel ne devient qu’une fantaisie du cœur. Je lui réponds par des petits coups de tête, puis désigne le sac de farine. Elle me regarde, l’air défait. « Vous ne m’écoutez pas… » Je souris, la prends par les épaules, la fait asseoir, lui tapote les mains, joins les miennes pour lui faire comprendre que Dieu décide de tout. Réconfortée, elle m’invite à retourner à nos plats. Elle me parle de ses Noëls de petite fille, conformes aux traditions d’ici. C’est une fête de religion, qui a gardé son caractère de la vieille France. J’aime entendre ce qu’Olive raconte.  Je lui prends la main pour lui faire comprendre que ce sera très bien chez l’Irlandaise et le bossu. À son départ, je lui donne un dessin de la Nativité.         

 

 

 Voilà enfin le grand jour! En attendant, il est venu quelques gens, qui se demandaient la raison de toutes les invitations d’Étienne. Fière, je leur montrais ma nourriture, excuse idéale pour inciter les visiteurs à se joindre à nous. Je commence cette journée par mes dévotions au fils de gentil Dieu et à la belle sainte Vierge. Je demeure agenouillée longtemps, devant mon petit oratoire. Étienne s’inquiète de me voir dans cette position, à cause de mon état. Le futur nouveau-né est plus protégé qu’il ne le croit. « Viens! Te vais te raconter t’une histoire », insiste-t-il pour tenter de me soustraire à ma foi. Je connais mon devoir! Un peu plus tard, je lui montre tous les dessins de mon livre pieux et les lui explique avec de grands gestes qui l’impressionnent. Même Isidore semble s’amuser de ma description. Voilà ce beau trèfle à quatre feuilles d’Étienne tentant de m’embrasser pendant que je lui parle de Jésus! Incorrigible!          Pour le punir de son audace, je le laisse à mes chaudrons et vais continuer mes prières à l’église. Notre vieux prêtre est mort, ce printemps, remplacé par un autre autant âgé. Que deviendra-t-on, quand il n’y en aura plus du tout ? Les Anglais vont se frotter les mains, le cœur plein de joie. Ils vont alors comprendre qu’il en faut davantage pour faire taire le peuple protégé de Dieu! C’est à nous, les femmes, de donner tout de suite le bon exemple à nos enfants. En sortant, je rappelle à tout le monde que la porte de ma maison demeurera ouverte toute la journée et même la nuit. Un peu plus loin, je croise Jean Deux-Fois, très content. Il me montre ses chaussures neuves, qu’il veut étrenner pour la soirée. Je vais changer ma robe pour me préparer à assister à toutes les messes.          Quelles merveilleuses cérémonies! Grande tristesse, cependant, de ne pas voir la petite église pleine… Des païens auront commencé à fêter, sans connaître le sens véritable de cette journée. Le droit à la fête se mérite, résultat de sacrifices et de privations. À la fin de la dernière messe, mon cœur est plein de paix. Alors, cela me donne le droit de célébrer la naissance de Jésus avec respect, pour partager avec mes frères et sœurs la joie de Dieu de voir que les humains se rappellent de la venue de son fils, mort pour nous sur la croix, après avoir été persécuté par les Romains. Je cherche Olive du regard, alors qu’Étienne me tire par le bras, pressé de retourner à la maison pour recevoir les invités.          Il allume les bougies, les dépose face aux fenêtres pour inciter les passants à entrer. Je borde Isidore, en espérant que le bruit créé par nos gens ne le réveillera pas, puis je file rapidement à la cuisine. Étienne m’aide à disposer les assiettes et les ustensiles, après avoir chauffé le poêle. Jean Deux-Fois est le premier à frapper à notre porte. « Bon… bon… bon… bon… soir, bo… bo… bo… bo… bo… bossu! » Mon mari de lui répondre: « Talut, Jean Deux-Fois! Tu t’es t’ici chez toi! » À ce rythme, la fête risque de durer trois jours… Il est suivi par deux vieillards et un célibataire de la grande forge, qui avoue n’avoir aucune autre place où aller. Le temps passe vite quand tant d’aimables personnes s’attablent. Nous commençons à manger, quand Étienne ouvre à un misérable dont les pauvres vêtements laissent deviner qu’il est un mendiant de passage. Sans doute a-t-il l’intention de cogner à toutes les portes, mais quand il aura goûté à mon ragoût de patates, il ne voudra plus partir. Étienne l’assure qu’il aura une paillasse pour dormir et du pain frais dans son baluchon.         

 

Chacun mange à sa faim, partage dans le bonheur, mais je ne cesse de regarder la porte, inquiète de l’absence d’Olive. Ce sont vraiment les seuls gens que nous recevrons ? Ces sept personnes ? Et toutes ces femmes et leurs enfants que j’espérais ? Étienne devine mon tourment, parce que je ne vois pas arriver celle que je considère comme mon amie. Il s’excuse auprès des invités et s’habille pour partir enquêter. Il revient bredouille, mais je vois dans ses yeux qu’il me cache quelque chose. J’exige la vérité! Mon mari a appris qu’Olive est partie pour Québec pour rejoindre sa belle-sœur. Je soupire d’aise! J’ai tant eu peur d’un accident…          

 

Étienne chante avec le cœur d’une armée de Canadiens et je danse comme dix Irlandaises. Jean Deux-Fois réussit à bégayer même en riant, les vieux frappent dans les mains, le garçon d’écurie répond avec enthousiasme à mon mari, le jeune travailleur danse dans son coin avec une veuve qui retrouve ses vingt ans, alors que le vagabond ne quitte pas la table, anxieux de voir arriver d’autres plats. Me voilà contente! Une belle fête! Celle des exclus. C’est dans ce but que gentil Dieu a envoyé son fils Jésus sur Terre : pour donner espoir aux malheureux. Je ne peux imaginer plus beau Noël.

 


 
 
 

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