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Titre du blog : Quinze histoires de Noël
Auteur : MarioNoel
Date de création : 28-11-2021
 
posté le 28-11-2021 à 04:12:45

Le réveillon des gueux

  PRÉSENTATION  

 

 

        Un extrait de mon roman La Splendeur des affreux, se déroulant au début du 19e siècle, mettant en vedette deux laissés pour compte : Étienne et Jenny. L’homme est petit, laid, a un défaut de prononciation et est bossu. Son épouse est d’origine irlandaise, rachitique avec un visage ingrat, et est muette. Le chemin de l’amitié semble difficile pour l’homme et la femme, car personne ne semble voir que sous ces carapaces affreuses se cache la splendeur de la bonté de cœur. Depuis deux années, Jenny et Étienne tentent d’organiser une réunion de gens pour fêter Noël, mais personne ne se présente. Il semble cependant que la tentative de 1820 soit différente.         NOTE : À propos de la référence à la grange des Trottier : Jenny a donné naissance à son premier enfant de toute urgence dans une grange d’une famille Trottier, ne voulant pas la faire entrer dans leur maison. Le bébé sera baptisé Isidore. Au moment de ce récit, la femme est enceinte.  

 

 

 1 - LE RÉVEILLON DES GUEUX (1820) 



Des gens sont venus pour accepter notre invitation. Surtout les vieillards qui passent perdre leur temps à l’atelier d’Étienne. Ils disent qu’ils seront là pour quelques heures agréables, car leurs enfants ne savent pas fêter Noël comme il faut et que trop de joie, en ce jour saint, les offusque. Je crois ainsi comprendre qu’avec moi, il n’y aura pas de cris d’allégresse. D’autres personnes manifestent un peu d’intérêt, surtout les esseulées et rejetées. Une très vieille femme est venue, ainsi qu’un indigène paysan ayant perdu son épouse il y a quelques saisons, sans oublier ce petit orphelin, garçon d’écurie, à qui Étienne donne beaucoup d’affection. Puis il y a une épouse de trente ans, abandonnée par son mari, et dont la famille demeure au Haut-Canada ; une autre qui est jeune veuve, et, enfin, le bègue Jean Deux-Fois, dont tout le monde se moque sans cesse. La fête de la naissance du fils de Dieu sera le bal des gueux chez l’Irlandaise et son bossu. L’idée de demeurer seuls leur paraît insupportable, ne fait que renforcer leur idée qu’ils ne sont pas comme les autres. Ce rejet semble encore plus cruel quand l’occasion réunit des membres de même parenté. Étienne et moi avons tant vécu ce sentiment depuis notre mariage.         

 

 

Pour moi, Noël est avant tout une occasion qui commande la piété. Cependant, après la messe, la joie peut se manifester. Au Ciel, gentil Dieu fête la naissance de son fils Jésus avec tous les saints et les anges. Je ne sais pas s’ils jouent aux cartes et dansent, mais pour les humains, voilà notre façon de lui dire que nous sommes de tout cœur avec lui. Ma mère n’aimait pas voir les Irlandais s’enivrer à Noël. Moi non plus! Je sais qu’Étienne n’achète jamais trop de vin. Un petit gobelet bu avec modération fera plaisir à nos invités. Chacun mangera à sa faim, je le jure!  Ces Canadiens découvriront l’explosive cuisine irlandaise.          Au cours des années précédentes, Étienne assistait avec patience à la messe. « Te vous souhaite t’un joyeux Noël! » disait-il à tous les gens sortant de l’église, avant de leur rappeler que la porte de notre maison leur était ouverte. Personne ne l’écoutait. Les Canadiens se montraient pressés de regagner leurs domiciles pour leur propre réception. Le nôtre demeurait éclairé une partie de la nuit. Nous attentions en vain ces personnes qui ne venaient jamais. J’avais préparé un copieux repas. Étienne chantait et je dansais autour de lui. Puis nous nous couchions, enrobés de tendresse, le cœur satisfait d’avoir organisé une fête ratée. Mais cette année sera la bonne!         

 

 

Je m’affaire déjà à la cuisine. Il y aura des tartes aux patates, des marinades, des croquignoles et je regarde avec envie une grosse poule qui ne sait pas ce qui l’attend! Foi de Jenny, ce sera un véritable festin irlandais! Étienne arrive avec sa cruche de vin et achète même un jeu de cartes neuf. Chaque soir, il répète ses chansons et j’applaudis en riant. Puis il se montre attentif à mes pas de danse, bien que je m’efforce de ne pas laisser les émotions m’emporter. Avec mon petit ventre rond, le nourrisson n’aimera peut-être pas ça! Je prépare de beaux dessins de l’enfant Jésus, de Marie et Joseph. Je les donnerai à nos invités, pour leur rappeler que la joie de Noël doit être avant tout destinée au bonheur du Roi des Cieux.         

Je me demande de quelle façon on fête Noël au paradis…  Avec tous ces bonnes gens ayant mérité la vie éternelle. Le Divin ne doit pas manquer de visiteurs dans son palais de nuages et de soleil! J’espère que la cuisine n’est pas confiée à une seule sainte! Peut-être qu’il y en a des centaines, dirigées par la vierge Marie. Je pense si souvent à elle! Quelle femme hors du commun! Et de savoir qu’elle a porté le fils de Dieu! Quand l’archange Gabriel le lui a annoncé, Marie a dû se sentir très étonnée! Je suis persuadée qu’en voyant grandir Jésus, elle devenait une mère comme une autre. Comme je pense souvent à la grange de ces trèfles à une feuille de Trottier… Marie a certainement tout autant songé à l’étable de Bethléem de la même façon.         

 

Et tout à coup que Dieu décide de nous envoyer un autre sauveur ? Après tout, beaucoup d’hommes ont oublié la sagesse de sa parole. Je suis persuadée que dans un tel cas, le Tout-Puissant choisira une femme irlandaise, ses plus fidèles adoratrices. Et si c’était moi ? La grange! L’étable! Mon mari Étienne artisan tout comme Joseph le charpentier! Isidore serait-il le fils de Dieu ? Non… il semble bien qu’Isidore ne soit pas un bon prénom pour le garçon du Créateur. Si c’était le poupon que je porte ? Que gentil Dieu décide d’avoir une fille, pour offrir une sœur à Jésus ? Étienne me tapote l’épaule et désigne du doigt l’encre qui dégoutte sur mon beau dessin. « À quoi pensais-tu ? » Je joins les mains et baisse les paupières. « Ah, tu pensais t’à Dieu! » Je lui explique que mon rêve me mettait dans la peau d’une seconde sainte Vierge serait vain. Je rougis, froisse le papier, puis trempe à nouveau la plume dans l’encrier. Je m’applique avec soin à ma tâche, désireuse de ne pas insulter le Maître suprême avec des mauvais dessins.         

 

Puis, soudain, j’entends Étienne souhaiter chaleureusement la bienvenue à quelqu’un. C’est la jeune veuve. Je lui souris. « Je viens vous aider à préparer la nourriture pour votre fête. Dans votre état, il ne faut pas trop vous surmener. » Aimable! Je ferme vite le pot d’encre, mais les dessins attirent l’attention de la femme. « Très joli! Comme les dessins saints dans les fenêtres des églises. La colonie en manque, vous savez. »  Nous nous mettons à l’œuvre tout de suite, surveillées du coin de l’œil par Étienne. Je lui fais signe de retourner dans son atelier, de laisser les femmes à leur tâche. Il ne m’obéit pas immédiatement. Je sais qu’il se sent content de cette visite, de voir une autre de mon âge se préoccuper de moi. Ce soir, au coucher, il saura encore plus comme j’en suis heureuse. Cependant, l’amitié n’est jamais instantanée. J’aurais tort de trop m’imposer. Il faut que cette Olive réalise peu à peu que j’ai bon cœur, que je suis une femme comme les autres, malgré mon infirmité et mon apparence hideuse.         

 

 

Olive me parle sans cesse de son mari décédé à la chasse. Elle lui jure un amour éternel. Dans ce pays, quand on est jeune, en santé et belle, on ne demeure pas célibataire longtemps et l’amour éternel ne devient qu’une fantaisie du cœur. Je lui réponds par des petits coups de tête, puis désigne le sac de farine. Elle me regarde, l’air défait. « Vous ne m’écoutez pas… » Je souris, la prends par les épaules, la fait asseoir, lui tapote les mains, joins les miennes pour lui faire comprendre que Dieu décide de tout. Réconfortée, elle m’invite à retourner à nos plats. Elle me parle de ses Noëls de petite fille, conformes aux traditions d’ici. C’est une fête de religion, qui a gardé son caractère de la vieille France. J’aime entendre ce qu’Olive raconte.  Je lui prends la main pour lui faire comprendre que ce sera très bien chez l’Irlandaise et le bossu. À son départ, je lui donne un dessin de la Nativité.         

 

 

 Voilà enfin le grand jour! En attendant, il est venu quelques gens, qui se demandaient la raison de toutes les invitations d’Étienne. Fière, je leur montrais ma nourriture, excuse idéale pour inciter les visiteurs à se joindre à nous. Je commence cette journée par mes dévotions au fils de gentil Dieu et à la belle sainte Vierge. Je demeure agenouillée longtemps, devant mon petit oratoire. Étienne s’inquiète de me voir dans cette position, à cause de mon état. Le futur nouveau-né est plus protégé qu’il ne le croit. « Viens! Te vais te raconter t’une histoire », insiste-t-il pour tenter de me soustraire à ma foi. Je connais mon devoir! Un peu plus tard, je lui montre tous les dessins de mon livre pieux et les lui explique avec de grands gestes qui l’impressionnent. Même Isidore semble s’amuser de ma description. Voilà ce beau trèfle à quatre feuilles d’Étienne tentant de m’embrasser pendant que je lui parle de Jésus! Incorrigible!          Pour le punir de son audace, je le laisse à mes chaudrons et vais continuer mes prières à l’église. Notre vieux prêtre est mort, ce printemps, remplacé par un autre autant âgé. Que deviendra-t-on, quand il n’y en aura plus du tout ? Les Anglais vont se frotter les mains, le cœur plein de joie. Ils vont alors comprendre qu’il en faut davantage pour faire taire le peuple protégé de Dieu! C’est à nous, les femmes, de donner tout de suite le bon exemple à nos enfants. En sortant, je rappelle à tout le monde que la porte de ma maison demeurera ouverte toute la journée et même la nuit. Un peu plus loin, je croise Jean Deux-Fois, très content. Il me montre ses chaussures neuves, qu’il veut étrenner pour la soirée. Je vais changer ma robe pour me préparer à assister à toutes les messes.          Quelles merveilleuses cérémonies! Grande tristesse, cependant, de ne pas voir la petite église pleine… Des païens auront commencé à fêter, sans connaître le sens véritable de cette journée. Le droit à la fête se mérite, résultat de sacrifices et de privations. À la fin de la dernière messe, mon cœur est plein de paix. Alors, cela me donne le droit de célébrer la naissance de Jésus avec respect, pour partager avec mes frères et sœurs la joie de Dieu de voir que les humains se rappellent de la venue de son fils, mort pour nous sur la croix, après avoir été persécuté par les Romains. Je cherche Olive du regard, alors qu’Étienne me tire par le bras, pressé de retourner à la maison pour recevoir les invités.          Il allume les bougies, les dépose face aux fenêtres pour inciter les passants à entrer. Je borde Isidore, en espérant que le bruit créé par nos gens ne le réveillera pas, puis je file rapidement à la cuisine. Étienne m’aide à disposer les assiettes et les ustensiles, après avoir chauffé le poêle. Jean Deux-Fois est le premier à frapper à notre porte. « Bon… bon… bon… bon… soir, bo… bo… bo… bo… bo… bossu! » Mon mari de lui répondre: « Talut, Jean Deux-Fois! Tu t’es t’ici chez toi! » À ce rythme, la fête risque de durer trois jours… Il est suivi par deux vieillards et un célibataire de la grande forge, qui avoue n’avoir aucune autre place où aller. Le temps passe vite quand tant d’aimables personnes s’attablent. Nous commençons à manger, quand Étienne ouvre à un misérable dont les pauvres vêtements laissent deviner qu’il est un mendiant de passage. Sans doute a-t-il l’intention de cogner à toutes les portes, mais quand il aura goûté à mon ragoût de patates, il ne voudra plus partir. Étienne l’assure qu’il aura une paillasse pour dormir et du pain frais dans son baluchon.         

 

Chacun mange à sa faim, partage dans le bonheur, mais je ne cesse de regarder la porte, inquiète de l’absence d’Olive. Ce sont vraiment les seuls gens que nous recevrons ? Ces sept personnes ? Et toutes ces femmes et leurs enfants que j’espérais ? Étienne devine mon tourment, parce que je ne vois pas arriver celle que je considère comme mon amie. Il s’excuse auprès des invités et s’habille pour partir enquêter. Il revient bredouille, mais je vois dans ses yeux qu’il me cache quelque chose. J’exige la vérité! Mon mari a appris qu’Olive est partie pour Québec pour rejoindre sa belle-sœur. Je soupire d’aise! J’ai tant eu peur d’un accident…          

 

Étienne chante avec le cœur d’une armée de Canadiens et je danse comme dix Irlandaises. Jean Deux-Fois réussit à bégayer même en riant, les vieux frappent dans les mains, le garçon d’écurie répond avec enthousiasme à mon mari, le jeune travailleur danse dans son coin avec une veuve qui retrouve ses vingt ans, alors que le vagabond ne quitte pas la table, anxieux de voir arriver d’autres plats. Me voilà contente! Une belle fête! Celle des exclus. C’est dans ce but que gentil Dieu a envoyé son fils Jésus sur Terre : pour donner espoir aux malheureux. Je ne peux imaginer plus beau Noël.