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Titre du blog : Quinze histoires de Noël
Auteur : MarioNoel
Date de création : 28-11-2021
 
posté le 29-11-2021 à 03:49:37

Le réveillon raté d'Émerentienne

PRÉSENTATION

 

 



Nous voilà au milieu du dix-neuvième siècle. Isidore Tremblay, fils d’Étienne le bossu et de Jenny l’Irlandaise, est un jeune homme aimé de tous, sans cesse de bonne humeur. Il est marié à Émerentienne, femme excessivement autoritaire, xénophobe et avaricieuse, désireuse de devenir mère de douze enfants. Pour sa part, Isidore participe souvent aux fêtes des siens, car il possède un don spectaculaire : il joue des gigues irlandaises avec son violon, chante de façon amusante. Les gens des Trois-Rivières se voient étonnés d’apprendre qu’Émerentienne organise un réveillon de Noël, promettant à tous que son mari va faire danser tout le monde au son de son violon et qu’il présentera une nouvelle chanson. Pourquoi s’en priver ? Mais Émerentienne cachait une autre intention… Un extrait de mon roman En attendant Joseph.

 

 

NOTE : Les prénoms cités au début du premier paragraphe sont ceux des enfants du couple. De plus, dans le roman, cette fête n'a pas lieu le 25 décembre. 

 

 

2 - LE RÉVEILLON RATÉ D’ÉMERENTIENNE (1852)    

 

Louis, Richard et Hector sont vêtus en petits princes pour accueillir les visiteurs. Catherine, à leurs côtés, fait des révérences en répétant sans cesse «Soyez les bienvenus. »  Lise demeure près de son père, le suivant pas à pas. Les jeux de cartes trônent sur la table et attendent de se faire secouer avec vigueur par des hommes enthousiastes. Les femmes examinent la propreté de la maison, avant de se rendre à la cuisine pour aider leur hôtesse.      

 

« Vous ne savez pas qui est là, Émerentienne ?     

- Qui donc ?     

- Monsieur Kiesler et sa femme.      

- Quoi ? Des étrangers dans ma maison ? Est-ce que je me rends chez lui, moi ? Qui l’a invité ?     

- Sûrement votre mari.     

- Je ne l’ai pas autorisé. »     

 

L’explication d’Isidore ne satisfait pas son épouse. Il a invité cet Autrichien parce qu’il doit se rendre dans un chantier, au début de la  prochaine année, et Isidore sera, en quelque sorte, son guide dans ses premiers pas dans ce travail inconnu dans son pays. « Je me souviendrai que tu m’as désobéi, Zidore! » maugrée-t-elle, les dents serrées. Elle croise l’homme, qu’elle ignore du regard, même s’il lui a tendu la main en souriant.


Chacun a hâte qu’Isidore joue du violon.  Après tout, pour l’entendre dans d’autres soirées, il faut débourser. Tout le monde l’avait fait en sachant que c’était pour l’achat de ce bel instrument  irlandais et personne n’ignore qu’Émerentienne désire un piano.      

 

Voilà enfin Isidore à l’œuvre! On a formé un cercle autour de lui et le virtuose s’exécute tout en marchant, ce qui impressionne beaucoup les voisins et les amis. Bientôt, la danse fera chavirer les cœurs. Les plus vieux gigotent devant la beauté des jeunes filles, avec leurs jupons gonflés par l’enthousiasme. Une ronde rallie tous les invités et les mains s’échauffent à soutenir le rythme de la musique d’Isidore. Voilà maintenant le moment de son numéro d’assoiffé. Il ralentit la gigue, se plaint d’avoir le gosier desséché. Alors, un homme lui apporte un gobelet de vin et le lui fait boire. La musique repart de plus belle, stimulée par la chaleur du breuvage. Le gobelet terminé, Isidore s’envole et ne cesse d’accélérer le tempo.      

 

À la fin de cette démonstration, le public réclame la chanson du père Isaac qui veut marier sa fille, même si tout le monde la connaît par cœur depuis longtemps. Pourquoi se passer de cette rigolade ? La voix d’Isidore se perd dans l’écho de trente autres qui répètent le refrain. Au cœur de cette joie, Émerentienne garde les bras croisés, juge impitoyable de la performance de son mari. À la fin du numéro, elle se lance vers le cercle, agite les mains, demande le silence. « Écoutez, mes bons amis canadiens! Zidore a une nouvelle chanson à vous présenter, mais on va le laisser se reposer un peu. Il la chantera tantôt. En attendant, n’oubliez pas d’avoir du plaisir, mais toujours en respectant les bonnes mœurs. Ce fut un automne magnifique et les récoltes ont été généreuses. Le bon Dieu protège ses adorateurs du Canada et nous aurons un hiver magnifique pour nous reposer. N’oubliez pas Notre Seigneur et ses saints, même au cœur d’une  fête. » Après ce discours, Émerentienne retrouve son mari et lui enlève le gobelet de vin qu’il portait à sa bouche. Dans un coin loin des regards, elle s’assure une autre fois qu’il se souvient des paroles de la chanson.     

 

« On ne devrait pas les faire payer, Rentienne. Il me semble que ce n’est pas honnête. Nous sommes entre Canayens pis…      

- Quelle honnêteté ? Je les reçois, je les nourris. Tu les distrais et les amuses. Tout ça mérite une petite récompense.      

- Ce n’est pas honnête.     

- Qu’est-ce que je viens de te dire ? T’as les oreilles encrassées, mon mari? »


 Pour mettre l’eau à la bouche de tout le monde, Émerentienne exige de son époux qu’il garde sa nouvelle chanson pour la fin de la soirée. Il recommence ses gigues le cœur un peu lourd et souhaite secrètement que tous ces braves gens donnent une leçon à son épouse. Sourire généreux, le rire facile, Ie musicien ne laisse rien paraître de son tourment et de la prière qu’il offre à Dieu pour que son désir se réalise.     

 

À la fin d’une danse, monsieur Kiesler est sollicité pour chanter un air de son pays. Il se fait prier un peu, ne voulant pas jeter une fausse note dans un Noël du Canada. Enfin, le voilà droit au milieu du cercle. Tout le monde est prêt à taper dans les mains, mais il entonne une mélodie lente, modulée par une voix grave. Si la sonorité inhabituelle des mots provoque des sourires discrets, ils font vite place à une écoute attentive, remplie d’émotion. Isidore tend son archet et l’accompagne avec des notes prolongées et un peu plaintives, qui motivent l’immigrant à y mettre encore plus de cœur. À la fin, il soupire « Cher pays à moi », prêt à pleurer.     

 

« Son pays! S’il l’aimait tant, il n’avait qu’à y demeurer au lieu de venir prendre les emplois de nos hommes!     

- Vous avez raison, Émerentienne. Puis je vous jure que cet homme-là boit trois fois plus qu’un Irlandais.     

- Pis ce n’est même pas un catholique! Et mon mari qui a joué pour lui! Je vous jure qu’il va en entendre parler, le Zidore! » 


Le moment tant attendu de la nouvelle chanson enfin arrivé, Émerentienne la présente de long en large, avant de conclure : « Pour l’entendre, il faut donner un petit quelque chose, mes bons amis! Zidore vous a fait danser, rire et chanter toute la soirée, ça mérite bien votre bonne générosité chrétienne. Nous voulons acheter un piano à notre fille Lise. Dans quelques années, elle va jouer avec son père, afin de vous amuser davantage. » Un silence règne tout de suite, pendant qu’Isidore se promène parmi les invités en tendant une main nerveuse. Personne ne donne. Ceux qui voudraient le faire ont crainte de briser cette solidarité spontanée. Le plaisir appartient à tout le monde et ne peut se monnayer. Pendant l’insuccès de sa démarche, Isidore soupire de petits remerciements gênés qui se noient dans le brouhaha de la situation. Plusieurs invités, choqués, décident de partir immédiatement, alors qu’Émerentienne tente de les retenir en disant que son mari va chanter gratuitement. Quinze minutes plus tard, il n’y a plus personne dans la maison. Ses murs tremblent sous les hurlements d’Émerentienne.      

 

« C’est de ta faute, Zidore ! Tu as joué du violon pour ce sale étranger, tu n’as pas…     

- N’exagère pas, Rentienne ! Tout le monde a apprécié monsieur Kiesler, mais pas ton amour de l’argent et…

-Va-t-en d’ici ! »     

 

Poussé par la femme, Isidore tombe dans la neige et, le temps de se relever, l’épouse avait ouvert la porte pour lancer le violon dans la blancheur. L’homme s’y précipite. « Mon violon ! Mon beau violon ! Elle l’aura brisé ! » Il n’en est rien. Isidore le serre contre lui, les larmes aux yeux et, soudain, il entend les pleurs de ses enfants et les cris horribles de leur mère pour les faire taire. Le mari va régler cette question, mais avant, il croit que s’excuser auprès de monsieur Kiesler et de son épouse ne serait que justice. En entrant dans cette maison, Isidore rougit en constatant que trois femmes et leurs maris, qui étaient chez lui il y a quelques minutes, sont présents.     

 

« Ce n’est pas de ta faute, Isidore. Ta femme, parfois, elle…

- Je sais ça.     

- Très beau, quand tu as joué pendant que monsieur Kiesler chantait. Tu voudrais le faire encore ? »



La même chanson revient, suivie de deux autres, d’une gigue du violoniste, alors que l’épouse, souriante, se presse d’offrir des breuvages et des biscuits à ces personnes, puis de parler gentiment. La rencontre chaleureuse dure près d’une heure, avant qu’Isidore ne retourne chez lui. Il entend deux de ses enfants étouffer des larmes, alors que dans la chambre nuptiale, Émerentienne ronfle. « Je ne me souviendrai pas de ce Noël pour ce qu’elle a voulu, mais parce que monsieur Kiesler et sa dame m’ont ouvert leur porte et que les six personnes présentes m’ont parlé comme à un ami. L’esprit de Noël était là. Pas chez ma malheureuse épouse. »