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Titre du blog : Quinze histoires de Noël
Auteur : MarioNoel
Date de création : 28-11-2021
 
posté le 30-11-2021 à 19:03:28

Gros-Nez le lecteur

 

 

 

 

PRÉSENTATION

 

Une déformation d’un passage de mon roman Gros-Nez le quêteux, publié en 2016. Ce sobriquet cache un personnage qui apparaît dans trois de mes publications. Nous nous situons au cours des dernières années du 19e siècle, au début du suivant. Gros-Nez est un vagabond pas tout à fait dans la tradition, car il est instruit et fait toujours preuve de beaucoup d’humanité envers ses prochains. Il erre par les chemins et routes le printemps, l’été et l’automne, mais rarement au cours de l’hiver, alors qu’il accepte de travailler, souvent dans les chantiers de bûcherons, où son physique imposant devient très utile, mais il ne considère pas ce rôle comme important. Le printemps venu, il donnera ses paies entières aux hommes qu’il a connus. Un Noël d’émotions masculines, avec Gros-Nez dans un rôle qui rendra leur Noël important. 

 

 

3 - GROS-NEZ, LE LECTEUR  (1891) 



Han! Han! Et de la vigueur, en voilà! Gros-Nez a toujours pensé que les chantiers de coupe de bois étaient d’interminables démonstrations de vanité masculine : toujours celui qui coupera le plus d’arbres, en transportera le plus grand nombre, qui mangera davantage que tous les autres afin de donner naissance à des légendes futiles et propres à un seul hiver. Avec un peu de chance, une de ces histoires, sur une centaine, franchira quelques saisons et sera déformée avec le temps. Beaucoup d’hommes aiment à raconter les exploits d’un bûcheron géant de 1850, mais il a sans doute grandi au fil des décennies, si bien qu’on en parle aujourd’hui comme mesurant huit pieds.         

 

 

La nuit venue, les gros méchants loups se transforment en chiots et ceux qui parlent en dormant – leur nombre est impressionnant! – deviennent des conteurs de romans mélodramatiques pour la plus grande joie des insomniaques. Le matin venu, il n’en reste plus rien. « T’es malade dans la tête ? Je n’ai jamais dit une telle chose! Tu me prends pour une femme ? » Ces récits involontaires présentent la sensibilité féminine, laissant deviner à Gros-Nez que les hommes, tous les hommes, ont des cœurs aussi fragiles que ceux des épouses et fiancées laissées dans les maisons de ferme ou dans les villages.        

 

 

Il existe deux catégories de camps de bûcherons : les très lointains et les plus que très lointains. La première sorte permet un seul congé, de novembre à avril, soit au premier de l’An, soit à Noël. Les hommes peuvent alors retourner près de leurs épouses et enfants, pas longtemps mais ce qu’il faut pour revenir au chantier avec de belles anecdotes à raconter aux amis. Pour la seconde catégorie : impossible! Cependant, il y a congé le 25. Pour la veille, ils travaillent du matin jusqu’à la fin de l’après-midi.         

 

 

Le seul moyen de communication pour ces gars consiste à un courrier, livré une fois par mois, à des dates jamais connues d’avance. Un indigène part courageusement, avec ces lettres dans un sac à dos, visitant les six chantiers de ce nord, le temps de deux ou trois jours. Parfois, les lettres arrivent par la voie d’un jeune prêtre apprenant son métier à la dure, franchissant de longues distances en raquettes, au cœur d’un froid tranchant. Les bûcherons ne savent pas si leur messe de minuit aura lieu le 25 à neuf heures de la matinée ou au début de la soirée, mais assurément pas à minuit. Les plus catholiques s’en inquiètent, mais les autres pensent surtout au courrier.L’enveloppe entre les mains, les chanceux se pressent de dénicher un coin à l’écart pour prendre connaissance du contenu. Privé! Et aucun homme ne contestera ce droit. Cependant, à la fin de la lecture, le tout devient public et les réalités côtoient les mensonges à vive voix. « Mon fils est devenu premier de classe, ce mois-ci. »  Le même qui trônait dernier en novembre ? « Ma pouliche a mis bas. Un superbe mâle ! » Bravo et fête dans l’écurie.Ceux qui n’ont pas honte de leurs sentiments sont les analphabètes; ils doivent faire lire leur courrier par les autres, bien qu’ils choisissent un seul lecteur, avec le plus grand soin. Rien de mieux que l’homme qu’ils ne reverront pas l’an prochain ou dans le canton : Gros-Nez. Le quêteux est ainsi devenu le secrétaire romantique de quatre hommes, qui se montrent sous leur vrai jour, même si trois d’entre eux rougissent lors des séances de lecture ou d’écriture.En ce Noël 1891, en revenant du travail, les bûcherons ont la surprise de voir leur courrier sur la table. Ils s’y précipitent à toute vitesse, oubliant les engelures aux mains, le mal de dos et de reins, ne pensant plus qu’ils sont affamés. Mais les analphabètes demeurent derrière, ne sachant pas si une de ces enveloppes lui sont destinées. Ils regardent Gros-Nez du coin de l’œil, attendant le moment propice pour enquêter. Trois lettres pour quatre hommes. « Ti-Jos, Ti-Paul, Ti-Pierre, c’est pour vous. Rien pour toi, Ti-Clem, mais ne désespère pas. Une enveloppe pourrait arriver demain par la voie du curé. Au travail, maintenant : Ti-Jos, approche ! »         

 

 

L’heureux homme cherche un coin secret pour cette lecture. Il se vante auprès du mendiant que son épouse fut maîtresse d’école du troisième rang, avant qu’un commissaire d’école ne la congédie parce qu’elle était enceinte. 

 

 

« Mon chère amour, je…        

-Aaaaa…        

- … je vait bien, les enfans itou, mais pepère a les rumatisses. T’es certain que ton épouse fut maîtresse d’école ?        

- La meilleure. Continue, continue, quêteux.        

- Je panse à toé toutes les jours et prie l’bon Yeu pour qu’y t’arrrives rien de mal. Not’ grand gars s’occuppent des vaches pis du joual, dans grange.         

- Mon aîné, il a le sens des responsabilités.        

- Je te souète joiyeu Nouelle. La voisine m’a inviter pour leur réveillon pis la meste de minuite est si émotionnante. J’espére que tu oubli pas tes devoirs de bon Chrékien. Je t’aime, mon mari.        

- Aaaaaa….        

- Elle a embrassé la feuille et…        

- Montre, montre ! »        

 

 

L’épouse de Ti-Paul raconte un peu les mêmes propos, mais plus faciles à lire. Pendant ce temps, Ti-Pierre s’impatiente, alors que les bûcheront ont commencé leurs vantardises et que le cuisinier se demande pourquoi ces messieurs ne semblent pas pressés de se mettre à table pour le souper. Contrairement aux deux autres, Ti-Pierre n’est pas marié, mais a une blonde régulière depuis deux années. Gros-Nez croyait lire un message général un peu pudique, mais la demoiselle y va de tirades qui font rougir le mendiant, indiquant que le couple n’a pas attendu la nuit de noces pour… La soirée se passe comme les autres, sauf que les hommes ne se couchent pas à neuf heures. Blagues, jeu de cartes ou de dés, chansons, gigues, éclats de rire. Cependant, ils évitent les jurons, qui font pourtant partie de leur pain quotidien. À minuit, ils s’agenouillent, prient en pensant à la naissance de Jésus. Puis ils tendent la main à leurs semblables, pour les vœux, comme s’ils s’adressaient à des étrangers. Alors que les Canadiens français, en grande partie, vont manger et danser une partie de la nuit, les bûcherons retrouvent leurs couchettes, prêts pour le concert habituels des ronflements et des soupirs. Demain, le prêtre se présentera sûrement, mais à quelle heure ? Les hommes passent le temps à relire leurs lettres, à parler des enfants laissés « en bas », de l’épouse, des frères et sœurs, de la prochaine saison des semences. Puis l’homme de robe arrive à neuf heures. « Non, pas de lettres. Cela faisait partie de la mission de notre collaborateur indien. Il n’est pas passé hier ? »        

 

Gros-Nez étonne tout le monde en refusant d’assister à la messe, malgré les paroles sévères de l’homme de robe. Il sort pour fumer sa pipe, regarder le paysage, écouter le silence, quand soudain  rejoint par Ti-Clem, l’air penaud, prêt à éclater en sanglots parce que son épouse n’a pas écrit. « J’ai deux jeunes enfants, quêteux. Je les aime beaucoup, au même point que mon épouse. Je ne comprends pas pourquoi elle m’a ignoré. » Gros-Nez vide sa pipe, jure que la femme recevra une lettre. Le visage de Ti-Clem s’illumine. Le vagabond s’assure que l’autre connaît son adresse. Le message est bref, mais rend l’homme très souriant, heureux. « Je m’en souviendrai tout le temps, Gros-Nez, de ce Noël et de ta bonté. » L’errant sait que ce sera le jour pour écrire les réponses des analphabètes.         

 

 

« Écrire une lettre à ta blonde dans les bécosses! Tu exagères, Ti-Pierre !        

- Est-ce qu’elle va le savoir, où ça a été écrit ?        

- Non.         

-  Alors quoi ? On est tranquilles, ici, quêteux. Tu comprends, je ne veux qu’aucun gars ne soit au courant et dans les bécosses, on est certains d’avoir la paix.         

- À moins qu’un homme ait une envie de…        

- Écris, écris, Gros-Nez.         

-  Que veux-tu lui dire ?        

-  Que je l’aime. Cependant, que ça reste entre toi et moi! Ne le dis pas aux gars!        

- Ça va demeurer entre nous et les bécosses.        

- Commence par : Cher amour. C’est bien, ça ?        

- Très beau.        

- Ensuite, tu donnes de mes nouvelles : je travaille très fort, j’économise pour notre futur mariage, le contremaître est content de moi, je…        

- Sauf mercredi dernier.         

- Ça, t’en parles pas. Écris! Pendant ce temps, je vais penser à des mots sucrés qui vont lui faire plaisir. »         

Reconnaissants, les bûcherons serrent la main du prêtre, l’invitant à demeurer pour le dîner, même s’il doit visiter deux autres camps, en cette journée. L’homme ne refuse pas une demi-heure de chaleur. Gros-Nez rentre à ce moment et le curé lui lance un regard torve. Le vagabond se tient éloigné de ces célébrations, rejoint par les deux amis qui attendent ses services pour répondre aux lettres des leurs, pour se les faire lire à nouveau.         

« Service, mes amis ! Le festin de Noël ! » Les bûcherons regardent méchamment le cuisinier. « Encore du ragoût de poche, des binnes et du pain trop dur  ? Quel changement, hein ! » L’homme, surnommé Chaudron, précise qu’il a préparé des biscuits à la mélasse.        

 

 

Il y a tant à faire lors de ce rarissime après-midi de congé. Un groupe sort et se lance des balles de neige, excités comme des gamins, alors qu’à l’intérieur, le joueur de ruine-babines et le violoniste recommencent la présentation de leur mince répertoire, faisant taper dans les mains et danser. Mais certains hommes demeurent sages dans leur coin, avec la lettre cachée derrière leur oreiller. Demain sera un autre jour, pareil aux autres, avant l’arrivée du printemps et l’instant où ils retrouveront l’épouse, les enfants, les parents. Ce fut un beau Noël, mais pas un vrai de vrai, sauf pour Ti-Pierre, Ti-Clem, Ti-Jos, Ti-Paul et cet être mystérieux et bon comme Jésus : Gros-Nez le quêteux.