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Titre du blog : Quinze histoires de Noël
Auteur : MarioNoel
Date de création : 28-11-2021
 
posté le 02-12-2021 à 19:34:12

Noël à la campagne

 

PRÉSENTATION



 Il ne peut exister plus urbain que les Tremblay de ma série de romans consacrés à cette famille. Tel père, tel fils : Roméo n’aime pas plus la campagne que son papa Joseph. Et pourtant, ce dernier s’enthousiasme à l’idée d’un réveillon de Noël chez son frère Hormisdas, le seul membre paysan de la famille. Pour sa part, Roméo le paisible se sent mal à l’aise au milieu des effusions joyeuses de sa parenté, est en âge (12 ans) de désirer protester un peu, mais ne le fait pas, car avouer ne pas trop raffoler de ces réunions dans le cadre du 25 décembre serait sacrilège aux mœurs  relatifs à la fête de commémoration de la naissance de Jésus. Un extrait quelque peu traditionnel de mon roman publié Le Petit Train du  Bonheur.  

 

 

 

4 - NOEL À LA CAMPAGNE (1908)  

 

 

À chaque année, notre famille va passer le réveillon de Noël chez un oncle ou une tante. Mon père, trouvant les traditions rétrogrades, est pourtant le premier à accueillir cette période avec une immense joie. « Ce n’est pas moderne! », grogne-t-il avant le départ. Quatre heures plus tard, il se balade dans toutes les pièces, un verre à la main, de très bonne humeur. Cette année, nous nous rendons chez l’oncle Hormisdas. Mes oncles et mes tantes remplissent leurs boggies de couvertures et d’enfants, puis partent en procession vers le village de Champlain.



Bing! Bang! Bong! Ah… ces roches de route et ces vieilles voitures… La température fut douce une partie de décembre et la neige se fait discrète. On craint même de la pluie pour arroser notre Noël. Papa, d’ailleurs, et sans doute pour la vingtième fois, a suggéré de prendre le train, mais ma mère a poussé un haut cri, assurant que se rendre fêter Noël en train ne se fait tout simplement pas. Devant nous, l’oncle Armand et ses sept enfants hurleurs. Loin derrière, l’oncle Charles, qui décide de pousser une pointe de vitesse pour doubler tous ses frères et beaux-frères. On l’entend hurler Ya! Ya! Ya! à son pauvre cheval urbain. Tantôt, nous avons dépassé la tante Lise et son mari Robert, le plus ancien policier des Trois-Rivières. D’autres poussent la chansonnette avec fermeté. Bref, nous vivons une ambiance formidable même si, comme papa, je préférerais le chemin de fer, davantage reposant.


 

Soudainement, je me mets à réfléchir : avec combien de cousins vais-je partager une petite chambre ? Sept ou dix ? En tout, je compte trente-cinq enfants dans cette parenté, du bébé braillard jusqu’au jeune homme tout autant pleurnichard. Avec ses modestes quatre rejetons, papa représente le Tremblay ayant le moins d’héritiers. Il aurait aimé se vanter d’une plus grande famille. Six enfants l’auraient comblé. Pas le double! « La douzaine, c’est bon pour les familles de la campagne », prétend-il. D’accord avec lui et nous trouve fort bien au nombre de quatre, n’ayant à partager ma chambre qu’avec un seul frère. Gros-Nez le quêteux ne fait pas partie du voyage. Vers le dix décembre, il est de nouveau disparu, mais cette fois en me laissant une explication. « Le temps des fêtes représente une très bonne période pour mendier. Les gens ne regardent pas à la dépense et veulent entendre des histoires. » Depuis son départ, je pense beaucoup à lui, surtout par température pluvieuse. Où couche-t-il ? A-t-il froid et faim ? Les gens se  montrent-ils aussi généreux qu’il le prétend ?

 

 

 

Il n’y a pas d’électricité dans la grande maison de l’oncle Hormisdas. Les siens se chauffent au poêle et s’éclairent au fanal. La véritable préhistoire. Tante Léonide a fait boucherie depuis le début du mois. On va s’en mettre plein la panse : cretons, pâté de tête, crépinettes, ragoût de patte, boudin, de la sauce blanche, de la dinde, une légion de tourtières, sans oublier les friandises destinées aux petits. Pour nous reposer du voyage, nous tendons nos mains vers la chaleur du poêle. Nous sommes la troisième unité Tremblay à arriver. L’oncle Richard, le vieux garçon de la famille, nous suit, en compagnie de grand-père Isidore, plus ancien que la Terre. Je me sauve pour l’éviter, mais me cogne contre tante Catherine, ses nombreux mentons et ses grosses lèvres humides. Tante Léonide et ses filles ont dressé plusieurs tables, mais je me demande si je dois m’installer avec les adultes ou près des petits. On me place plutôt entre les deux, avec le cousin Mathias, celui qui a recommencé trois fois sa deuxième année d’école, deux fois sa troisième, et qui travaille aujourd’hui comme laveur de latrines à l’usine de textiles Wabasso. Je garde silence au milieu des rires de la famille. Moi qui n’aime pas trop le bruit, je me sens vite étourdi par tant de cris, enivré par les diverses odeurs d’aliments assaillant mes narines. Devant moi, la cousine Denise, la plus jolie de la parenté, mais timide comme une douzaine de timides. Sa beauté m’enfonce davantage dans le mutisme.



Les années précédentes, je jouais avec les cousins. On dénichait un ballon pour vite organiser une compétition. Cette année, je ne sais pas si je vais me mêler aux adultes ou si je vais tolérer les enfants qui me cassent les oreilles. Sur le toit, j’entends de lourdes gouttes de pluie. Je ne peux même pas risquer de sortir pour éviter le vacarme. De toute façon, ici, il n’y a qu’un champ délaissé et une petite forêt peu invitante. J’observe papa, perdu dans ses grands gestes vers ses frères et sœurs, qu’il passe pourtant son temps à voir en ville. Il semble que Noël soit un prétexte idéal pour ces fausses retrouvailles. Je préfère le jour de l’An, à cause des cadeaux et l’idée du recommencement, du vieux calendrier confié au poêle et du nouveau, installé avec délicatesse au salon. Après deux heures de mon ennui, je regarde de nouveau mon père, ayant un mal fou à garder son verre plein. Inévitablement, il va jaspiner contre la religion. Pour le faire taire, ses frères sortent le jeu de cartes. « Ah non! Pas encore cette vieille tradition! » hurle-t-il, avant de se faire prier pour s’installer avec joie à une table. Les hommes Tremblay sont des joueurs inassouvis, surtout l’oncle Armand, un extraordinaire tricheur. « Pique atout! » d’aboyer l’oncle Moustache. Il me semble que j’ai passé mon enfance à entendre crier cette exclamation.  Je me faufile vers une autre pièce, essayant de me souvenir des noms de certains de mes cousins.

 

 

 

À onze heures, tout ce beau monde se prépare pour la messe de minuit. Les jeunes filles demeurent à la maison pour garder les bébés et préparer la tablée du réveillon. Il a cessé de pleuvoir et une fine neige vient raviver nos sourires. « Le bon Dieu a voulu de la neige pour l’anniversaire du petit Jésus », de nous chanter maman. Mon père évoque plutôt le vent et le froid transformant l’averse en blancheur. Une messe de minuit ne peut être ordinaire. Ce décorum, cette mise en place, cet aspect solennel me donnant la chair de poule.  Un cultivateur de Champlain y va de son vibrant Minuit, Chrétiens qu’il doit répéter  tous les jours depuis le mois de septembre. Tellement beau que même mon père frissonne!

 

 

De retour chez Hormisdas, nous tombons à pleine bouche dans la nourriture. Les flacons s’ouvrent et les cartes, ayant à peine eu le temps de reprendre leur souffle, se remettent à valser de table en table. Pendant ce temps, les épouses de ces gaillards parlent de la ligue de tempérance de monsieur le curé. Je pense surtout que d’ici deux heures, une femme fera une crise de larmes et un bébé braillera à n’en plus finir. Et pique atout!

 

 

Voilà l’oncle Germain sortant son violon, pendant que tante Catherine s’installe au piano. On réclame une chanson à répondre de pépère Isidore, mais comme il ne lui reste que cinq dents, nous ne comprenons pas trop ce qu’il faut répondre. Mon père semble embarrassé d’entendre ce refrain et, avec son verre de gin à la main, il vient me rejoindre pour me confier : « Moi et les chansons du bon vieux temps! Voilà soixante-dix ans que papa répète la même!  » À quatre heures du matin, je dépose les armes et me traîne vers la chambre, où sont entassés huit cousins, dont deux qui ronflent et trois qui puent des pieds. De plus, il y a trois bébés dormant dans des tiroirs de bureaux. Le plancher vibre sous les gigues du premier étage. Je ne sais pas par quel miracle je réussis à m’endormir.


Je me lève à dix heures et la maison ressemble à un champ de bataille, avec quelques oncles cuvant leur vin devant des grosses tasses de thé. Les femmes s’affairent déjà devant les chaudrons pour préparer le dîner. Comment ? Encore manger ?  Voilà le secret de Noël : engraisser!