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Titre du blog : Quinze histoires de Noël
Auteur : MarioNoel
Date de création : 28-11-2021
 
posté le 06-12-2021 à 20:49:02

Noël au Palace

 

 

PRÉSENTATION

 

 

 Mon texte Le roi des cadeaux a ceci de particulier : à l’origine, il s’agissait d’un travail universitaire en histoire, que j’ai par la suite transformé en roman. À Trois-Rivières, fin 1929, deux commerçants ouvrent une salle de cinéma du nom de Palace, située au cœur d’un quartier ouvrier, ignorant que la crise économique naissante allait jeter au chômage une grande partie de leur possible clientèle. Près de la faillite, les hommes font appel à un spécialiste de Montréal, Alexandre Sylvio, réputé pour remettre sur rails les salles en difficultés. Se surnommant « Le roi des cadeaux », l’homme fait appel à cent trucs populistes pour attirer les gens au Palace, aidé par son jeune assistant, Eddy Gélinas. Un des secrets de Sylvio : engager une troupe de vaudeville. Pendant près de deux années, ce sera la lutte incessante pour la survie. Les personnages que vous croiserez dans ce texte ont tous réellement existé. Je n’ai qu’ajouté des fantaisies de romancier comme décor.Une autre initiative de Sylvio : inviter le père Noël, cela fin novembre 1931. C’était alors une grande première. Je n’ai jamais croisé la chose dans un autre cinéma. Le but, en attirant les enfants, était de rendre le Palace sympathique à leurs parents. Organisation avec les moyens du bord et grande nervosité de monsieur Sylvio, alors que ses collaborateurs semblent calmes. 




7 -  NOEL AU PALACE (1931) .       

 

 

« Des bonbons ? Des petits jouets ?        

- On va avoir la visite du père Noël, mon Eddy.        

- Et l’autorisation de faire entrer les enfants ?        

- On ne présentera pas de vues. Le Palace devient alors un lieu comme un autre. On va aussi faire une crèche vivante. Un ouvrier va passer pour ça.        

- Qui tiendra le rôle du père Noël, mon cher Alex ?        

- Ti-Clain fera l’affaire. Toi, je te vois en saint Joseph, dans la crèche.        

- Et qui sera ma tendre épouse Marie ? Pas Germaine, tout de même! Maude, sans doute.        

- Ça nous prend une vierge. Ta blonde fera l’affaire. À moins que tu…        

- Ça ne te regarde pas. Je vais lui demander, mais je pense que ça va trop la gêner.  »        

 

 

Germaine se sent mal à l’aise avec cette idée d’Alexandre. Elle n’est pas habituée au public enfantin et se demande quel rôle elle pourrait tenir. Une fée, allons donc! « Moé, une fée ? Avec mes grands’ dents ? Ouistiti! M’as vas leur faire peur, à ces kids! » Comme suggéré par Alex, Ti-Clain sera le gros bonhomme rouge, puis Maude son assistante. Ti-Phonse deviendra un bouffon, lui qui connaît des tours de magie. Alex rappelle à la troupe que si les enfants les aiment, les parents seront contents et viendront plus souvent au Palace.



L’homme a toujours trouvé ridicule cette loi d’interdire l’entrée aux moins de seize ans. Pour les occasions exceptionnelles, il faut des heures et des heures de négociation avec le clergé, qui ne se prive pourtant pas pour montrer des films sur les missions dans les salles paroissiales. Il y a beaucoup de productions qui pourraient plaire aux enfants, comme les dessins animés.

 

 

« J’ai entendu parler de ça, monsieur Sylvio.        

- Ah! S’il y a des rumeurs qui circulent dans le quartier, c’est une preuve que vous tenez au Palace ou qu’un membre de notre troupe talentueuse a été incapable de tenir le secret.         

- Vous avez un petit Jésus ?        

- Une très belle poupée gracieuseté du grand magasin Fortin. Je vais l’offrir en tirage le lendemain soir.         

- Ma belle-sœur pourrait vous louer son bébé de deux mois pour pas très cher.        

- Madame, je vous jure que c’est la première fois de ma carrière qu’on me propose une location de bébé.        

- Un bébé vivant pour le petit Jésus, ce serait bien mieux qu’une poupée.        

- Allons rencontrer votre belle-sœur. »

 

         

 

 

 

Alex pense que la pauvreté mène à tous les extrêmes. La jeune maman négocie la location à la hausse d’une façon féroce et soudain, Alexandre se sent ridicule d’entrer dans son jeu. Pire que tout : le poupon ne rencontre même pas l’exigence première pour devenir un Jésus : c’est une fille. « Si Dieu voit ça, le sort du catholicisme pourrait être modifié », de penser le patron du Palace en ricanant.

 

 

De retour à la salle, il surprend les comédiens en répétition pour préparer ce samedi des petits, pendant que Carole et Eddy remplissent des sacs bruns de friandises et de jouets à un sou. Dans certains cas, ce sera le seul cadeau que ces chérubins verront à Noël.

 

 

« Je t’ai trouvé un véritable enfant Jésus, Carole.

- Sans blague, monsieur Sylvio ? Un vrai bébé ?

- Il s’appelle Louise. Dix piastres pour un après-midi de travail! Y a des femmes qui ne touchent même pas ça en une semaine dans une usine!

- Un petit Jésus fille! Mignon!

- Et qui va regarder ça, à bien y penser ? Cette crèche-là, c’est juste pour faire taire le curé, pensant que le père Noël est un yankee amoral vendeur de Coke. »

 

 

Les enfants du quartier se demandent toujours ce qui se passe dans cette salle quand leurs parents, le lendemain d’une soirée, parlent avec enthousiasme de Ti-Pit et de Fifine. À eux seuls, ces noms attisent leur imagination. Certains se vantent de connaître Fifine personnellement, car Germaine ne rate pas une occasion de se rendre boire une tasse de thé ou un verre d’eau chez certaines ménagères des alentours. Les adultes parlent peu des films. Les enfants ne connaissent du cinéma que les affiches sur les devantures des quatre salles de la ville. Certains de quatorze ans, plus grands que la norme, passent facilement au Palace, en portant des bas de soie ou un chapeau, jouant maladroitement à devenir vieux pour tromper le regard amusé d’Eddy. Pour ceux-là, le père Noël, c’est de la bouillie pour les chats, même s’ils vont accepter avec empressement le sac de friandises. Les petits piaffent d’impatience afin d’entrer dans ce milieu magique.

 

 

« Batinse, Ti-Clain! Regarde-toi l’allure!

- C’est parce qu’hier soir, j’ai rencontré un spectateur qui m’a invité à prendre une bière dans un grill pis…

- Je ne veux rien entendre de plus! Un père Noël qui prend une brosse!

- J’ai un déguisement. Ça ne paraîtra pas. Oublie pas, Alex, que chus un comédien.

- Monte à la maison te débarbouiller la face, au moins!

- Correct… Correct… Mais ne crie surtout pas… 

- Quand je pense à ça… Eddy! À l’arrives-tu, la jeune maman ?

- Je ne sais pas, Alex.

- Un père Noël saoul et un petit Jésus en retard! »

 

 

 

Eddy ne se sent pas trop préoccupé par les problèmes de son patron. Tout finit par survenir à temps, dans les salles de cinéma. Le jeune homme n’a de regard que pour sa Carole, étincelante dans son costume de sainte Vierge. Par contre, Germaine sent qu’elle a l’air ridicule dans son déguisement de fée, surtout qu’il a été glané par Maude dans un bazar et que la Française l’a rehaussé d’une baguette de carton, au bout de laquelle Ti-Pit a collé une étoile de fer blanc peinte à toute vitesse en jaune dégoulinant. « Chus la fée cheap! Avec un coup de bayette magique, je transforme un char de l’année en bazou de 1911 », explique-t-elle à Maude, pas trop à l’aise non plus dans son costume. Les lutins Ti-Pit et Ti-Phonse n’ont pas de telles inquiétudes, car un lutin est nécessairement amusant dans l’imaginaire enfantin.

 

 

« Batinse, Ti-Phonse! Un lutin qui roule ses cigarettes!

- Du calme, Alex! J’ai le droit de tirer une touche avant le début du show et… Qu’in! J’pense que le p’tit Jésus pis sa gardienne viennent d’entrer.

- Enfin! Mais où sont les autres ?

- Partis faire rire les enfants qui s’impatientent dehors.

- Vrai, ça ? Bon! En attendant, monte chez nous chercher le père Noël. Et s’il sent encore la robinne, je l’étrangle mille fois! »

 

 

Alexandre se sent flatté par les initiatives de ses comédiens. Après tout, ils auraient pu s’en laver les mains et attendre au chaud que les enfants entrent. De plus en plus, il sait que le succès du Palace leur tient à cœur.   La fée Fifine n’arrive pas à émerveiller les enfants, car le naturel reprend le dessus et Germaine se perd en grimaces, surtout que les mères accompagnant leur progéniture ont vite reconnu leur idole. Elles n’ont sans doute jamais vu une fée donner un coup de pied au derrière du lutin Ti-Pit, mais au Palace, tout peut se produire. « Qui c’est qui va donner des cadeaux aux tit’s z’enfants ? » de demander la fée, en sursautant sur place. Germaine éclate d’un rire incessant en attendant la réponse inattendue : pas le père Noël! « C’est Alex Sylvio, le roi des cadeaux! » Peut-être que, dans ce quartier, Alexandre est devenu un père Noël pour adultes.

 

 

« Oh! Oh! Oh! Regarde qui s’en vient!

- Ne ris pas comme ça, Ti-Clain! Tu vas leur faire peur!

- Alex, sacre ton camp! Tu me tapes sur les nerfs! Laisse-moé faire mon show pis occupe-toé du tien! »

 

 

Les fées et lutins placent tout ce petit monde sur les bancs des premières rangées. Cette opération semble perturbée par l’excitation, occasion idéale pour que le petit Jésus se mette à pleurer et que sa mère se précipite dans la crèche pour le tirer des bras de la sainte Vierge Carole. Aussitôt, un groupe d’enfants se lance pour voir la crèche. Après dix minutes de brouhaha, chacun se tient sage, ce qui n’empêche pas les petits de murmurer entre eux, en désignant les décorations du Palace où en pointant du doigt la fée Fifine, qui, avec ses grandes dents, ne ressemble pas du tout à celles des fables. Malgré son mal de tête, le père Noël réussit à émerveiller les jeunes demoiselles et leurs messieurs. Une fillette lui dit qu’elle ne veut pas de poupée, mais de l’ouvrage pour son père. Pour y arriver, le bon père Noël recommande des prières à l’enfant Jésus, face à la crèche, afin de satisfaire le vicaire observant attentivement tout ce cirque.

 

 

« Content, Alex ? Chus un professionnel.

- Bravo, Ti-Clain! T’as fait ta job comme il faut. Meilleur que les pères  Noël qu’on verra dans les magasins de la rue des Forges et…

- Torrieux que j’ai mal à la tête… » 

 

 

Les bonbons, gracieuseté de Fortin, ont été engloutis rapidement, alors que les flûtes de plastique, les ballons et autres petits jouets sont gardés précieusement. Le représentant du grand magasin à rayons a tout surveillé de près et félicite Alexandre et Eddy pour cette belle organisation. Il confirme que Fortin sera de plus en plus intéressé à collaborer avec le Palace.



Le soir même, il n’y a pas plus de spectateurs dans la salle et les comédiens y vont de leurs numéros. Pendant la projection du film, ils sont réunis en coulisse et rigolent en douce en revoyant les scènes loufoques de l’après-midi. « Faire plaisir à du pauvre monde pis à leurs jeunes, c’est le plus beau cadeau de Noël qu’on pouvait leur offrir. On a eu autant de fun que les enfants ! On n’est pas près d’oublier ça, mes chums ! »