PRÉSENTATION
11 - SEUL AVEC DES CENTAINES DE PERSONNES
L’employé avant moi m’a supplié de le remplacer à dix heures, parce qu’il avait une fête familiale chez sa blonde et qu’il ne devait pas la rater. Mais oui… Mais oui…
D’autant plus que je serai payé à temps double de dix heures du soir jusqu’à sept heures, le 25 au matin. Cet emploi est le meilleur rencontré dans ma vie, parce que je suis seul, que je n’ai pas à faire face à un réveille-matin, que je peux écrire en toute paix, puis regarder l’incroyable paysage urbain nocturne à partir de mon coteau, alors que les lumières de l’horizon font paraitre Trois-Rivières aussi immense qu’une métropole. Par contre, pour la musique, c’est un cauchemar avec Joe Bassin, Gaga Mouskouri et l’infect Julio. Cependant, depuis août dernier, j’ai compris que je n’étais pas en poste pour écouter de la musique. D’ailleurs, dans un tel cas, il m’arrive de me présenter avec mon baladeur pour me délecter d’une cassette rock. Pas besoin d’écouter Julio pour se rendre compte qu’une chanson achève. Les aiguilles de ma console de diffusion me le disent. Alors, enlève le disque, installe le suivant, monte la coulisse et attend pour la suite incessante de ces gestes pas trop éreintants.Noël donc. Oh, voilà depuis le début de décembre qu’on en fait entendre progressivement, mais pour cette nuit, Jésus naissant réclame la succession de tous les clichés usés : Noël blanc, Le petit renne au nez rouge, et, pour que la sainte Vierge cligne des paupières : Ave Maria.
Voyons voir la programmation, pour chercher les erreurs. Ah, Noël Blanc instrumental entre 10 et 11, puis version française entre 11 et 12, enfin l’antique avec Bing Crosby entre minuit et 1. Cela vaut pour toutes les autres chansons. Bon, tout est en place et… Ah, j’oubliais de déposer mes sandwiches dans le petit frigo du local du journaliste. J’aurai préalablement préparé la cafetière de la salle de pause.Coup de téléphone ? À dix heures quinze, c’est normal, même si j’ai sursauté, peu habitué qu’on cherche à me parler, habituellement pour connaître le titre d’une chanson, en demander une ou « félicitations pour vot’ beau programme. » Le coup de téléphone que j’ai le plus aimé est arrivé en septembre : un homme désirait savoir si les Expos avaient gagné, à Los Angeles. Je ne sais pas comment il se fait que ces personnes savent que je suis le seul employé d’une station de radio présent, car les deux A-M sont branchés Montréal. Davantage économique. Un homme désire me suggérer de passer Minuit Chrétiens à minuit pile. Ce n’est pas prévu, mais comme voilà une bonne idée, je le remercie et assure que je le ferai.
Ah, voilà Noël blanc, avec la bande de Paul Mauriat. Un peu plus tard, je sors les feuilles de mon roman en cours de création pour me payer quelques paragraphes quand le téléphone sonne à nouveau. « Merci, monsieur, de ne proposer que des disques de Noël. Je n’ai pas de phono, chez moi, et vous écouter devient un ravissement. Vous savez, je suis seule et toutes ces chansons me réchauffent le cœur. Cela me rappelle mon enfance de petite fille. »Vers une heure : autre dring dring, cette fois de la part d’une infirmière en chef d’un département d’un hôpital, me racontant que c’est triste, pour ces femmes, de travailler la nuit de Noël et que la musique présentée les berce ou les incite à sourire. Le grand patron m’a déjà raconté que garder la station ouverte la nuit ne sert qu’à une assurance de syntonisation vers les lieux où l’on travaille la nuit, cela pour le bon plaisir pour les gens entrant à l’ouvrage en matinée. J’avais alors cherché à identifier les travailleurs nocturnes : l’hôpital, le service de police, les petits restaurants 24 heures, les chauffeurs de taxi, quelques stations-service, les usines et… bien que dans ce cas, c’est sans doute trop bruyant pour écouter la radio. Puis, à 1 heure 45, une catégorie à laquelle je n’avais pas pensé : la voirie et surtout les déneigeuses. Je regarde alors immédiatement vers les fenêtres. Ah, ils vont être contents, les gens : le voilà leur Noël blanc! « C’est gai, des chansons de Noël, à bord de nos machines! »
Entre deux et trois, je devine que l’incontournable va se faire entendre : la fin du réveillon et les hommes saouls qui veulent danser la gigue au son du Petit renne au nez rouge, par Ginette Reno et personne d’autre. Je reçois deux appels du genre le temps de cinq minutes, dont le second par un type qui pue l’alcool jusque dans mon récepteur. De bonne humeur, cependant, m’assurant que sa parenté vient de passer deux heures à fredonner sans cesse ce que je fais entendre. Après, ce sera tout, je crois bien. J’ai déjà battu de plusieurs appels mon record de deux, dont l’inévitable femme qui veut entendre Adamo toutes les nuits.
« Mario, est-ce qu’Adamo a enregistré un disque de Noël ?
- Si c’est le cas, on ne l’a pas dans notre collection.
- Tu ne pourrais pas me faire entendre une chanson d’Adamo ?
- C’est Noël et la programmation exige que ce ne soit que des pièces relatives à cette fête.
- Un petit effort. Comme cadeau de Noël. Tu sais que je suis ta plus fidèle auditrice.
- Tu devrais aller te coucher, Guylaine. »
Cette fille est le seul contact humain que j’ai chaque nuit et j’ai souvent l’impression qu’elle est un peu… heu… lente. Je devine qu’elle est seule, délaissée. Alors, je me mords les lèvres… Allez quoi, ça n’arrive qu’une fois par année : vas-y, Adamo, elle t’écoute! Je ne pensais pas que cela provoquerait deux appels téléphoniques de suite. D’abord, Guylaine, qui pleure en remerciant. Puis le patron. « Des chansons de Noël, clair et net sur ta programmation, Mario? » Est-ce que le boss est aussi saoul que… le suivant ? J’ai le goût de décrocher le récepteur, d’autant plus que le moment de mon goûter arrive, suivi de ma seconde tasse de café. Je croque dans mon sandwiche quand j’entends l’impossible : on cogne à la porte. Je demeure bouche-bée, inquiet. On m’a bien signalé de ne jamais ouvrir car il y a parfois des dingos, la nuit. Mais la curiosité étant ce qu’elle est… La police ?
« Non, y’a rien de mal, gars. On fait notre ronde et entendre toutes ces chansons de Noël est bon pour notre moral, en pensant qu’on est séparés de notre famille pour cette nuit où tout le monde est rassemblé dans la joie.
- Ah bon! Merci, monsieur l’agent.
- On t’a acheté un cadeau, pour te remercier : une boîte de six beignets. Tu sais, nous, de la police, on connait ça, les beignets. Ouvre que je te refile la boite et que je te serre la main, pour te souhaiter un joyeux Noël. »
Grande nouvelle : les comptoirs de beignets sont ouverts 24 heures, même en temps de fête. Je l’ignorais. Je regarde la boîte et en prenant un exemplaire de ce délice, je lui ris en pleine figure. Un autre appel à 3 heures 45, de la part d’un fêtard qui me baille sa joie d’avoir entendu toutes ces chansons. Cette fois, il n’y en aura plus. Je peux retourner à mon roman. Mais avant : pipi ! Pour ce faire, il faut une chanson longue. Deux minutes quinze secondes, c’est trop court. La suivante aussi et, ah ! Quatre minutes et trente secondes. Merci, monsieur James Last. C’est, je crois, un pot-pourri, d’où la longueur. Vite, au petit coin!Je me presse tout de même vers le local au fond du couloir et quand la coulée bienvenue s’exprime, j’entends le disque sauter. Pas possible! Pisse, pisse donc plus vite! Pire que tout, de retour dans le studio, le téléphone sonne encore. Lancer le disque suivant avant tout et transformer le James Last en soucoupe volante.
« Aie, ton disque instrumental était brisé.
- Je sais, je viens de l’enlever.
- Tu ne peux pas savoir le fun qu’on a eu au son de ta station de radio. On a dansé et chanté, tapé dans les mains aussi! Moi, ma chanson de Noël préférée est White Christmas. Je la connais par cœur, même en anglais. Écoute ben ça ! »
Quinze minutes plus tard, il est encore présent, me racontant le cadeau de Noël reçu, me rappelant le train électrique de 1964 et la fois qu’il avait invité une fille pour un réveillon et qu’elle allait devenir son épouse, suite à un baiser partagé pendant Petit Papa Noël. Je devrais lui faire comprendre que c’est difficile de parler aussi longtemps au téléphone, tout en enchaînant les disques, les remettre dans leurs pochettes et préparer le suivant, mais je ne sais pas trop pourquoi ce gars me fait rire. Peut-être que si je le croisais sur un trottoir, il ne me regarderait même pas. Mais parce que je suis le type qui fait tourner les rondelles, je deviens un personnage important.
En fait, il n’y a eu aucun appel, au cours de l’heure suivante. Je regardais le téléphone, tentant de deviner si ce serait une femme esseulée ou un homme triste qui venait de perdre sa blonde. Rien. Le téléphone a sonné à six heures quinze. Je me suis lancé sur le récepteur et… « Excusez-moi, je me suis trompé de numéro. »
J’arrive chez moi à sept heures trente, fatigué, les oreilles bourdonnantes de trop de chansons de Noël, et je ne comprends pas pourquoi je mets deux heures avant de m’endormir, pensant à tous ces appels, réalisant que seul dans mon studio, je devenais important pour des centaines de gens ayant besoin d’une présence en cette nuit de fête. C’est peut-être ça, l’esprit de Noël, même si personne ne pense aux policiers, aux infirmières, aux employés de la municipalité et à la femme qui vend des beignets, au lieu de fêter avec sa famille.
Commentaires
Ah, un premier véritable commentaire !
Tu sais, cette Guylaine que je nomme, elle téléphonait presque chaque nuit, à toutes les heures. J'avais l'impression qu'elle ne connassait personne. Pas très futée, je crois bien, mais je n'en tenais pas compte. Elle voulait tout le temps entendre Adamo,
Sympa de penser aux personnes isolées