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Titre du blog : Quinze histoires de Noël
Auteur : MarioNoel
Date de création : 28-11-2021
 
posté le 14-12-2021 à 06:12:47

Le village d'hiver de Lucienne

 

 

PRÉSENTATION



Bien que j’aie présenté le sujet de cet article dans mon roman Madame Club Sandwiche, le texte suivant est une création basée sur un fait réel, dont je me souviendrai à jamais. Le  nom de célibataire de ma mère Lucienne était Noël, sans doute une appellation prédestinée à fêter précieusement tous les 25 décembre. Comme les autres mamans : tourtières, décorations, présents, arbre dans le salon, recevoir la visite et, voilà longtemps, la messe de minuit. Cependant, maman ajoutait un aspect inédit : celui-ci. Je dédie ce texte à ma grande sœur Mireille.

 

 

 

13 - LE VILLAGE D’HIVER DE LUCIENNE (1999 et 2004) 

 

 

Lucienne sort de sa remise les boîtes de ses décorations de Noël, y ajoute les figurines achetées récemment, ainsi que la ouate, des bâtonnets de toutes dimensions, des canevas de couture, des figurines humaines autant qu’animales, tant de choses! La plupart seront modifiées à sa convenance. Ce qui importe surtout : ne pas être pressée par le temps et de savoir que ses enfants, petits-enfants et la progéniture de ces derniers se rendront, dès leur entrée à la maison, vers le long meuble où la femme aura créé son village d’hiver, comme jadis l’on se précipitait vers l’arbre de Noël.Avec la vieillesse, Noël a rapetissé et l’arbre traditionnel est disparu au fil des années, bien que Lucienne apprécie encore les décorations classiques, surtout les lumières de toutes les couleurs. Celles-ci sont devenues l’éclairage tout en nuances de son village, disposées à la fenêtre délimitant le salon de la salle à manger. Bien sûr, elle se plait à donner des cadeaux, mais sans la présence de sa fille Mireille à ses côtés lors des visites au centre commercial, elle ne saurait quoi offrir aux petits-enfants, dont elle connaît à peine les prénoms. Pour leur suite, c’est plus simple, car ils et elle - une seule fille - sont encore aux premiers pas de l’existence : des jouets très simples et menus comme leurs doigts. Voilà tous les éléments rassemblés selon leur nature : les  humains, enfants comme adultes, les moyens de déplacement telles automobiles et carrioles, les habitations modestes et imposantes (dont une église), divers éléments de décor, tel des bancs de parc et même des panneaux d’arrêt, pour le coin des rues. D’année en année, il y a des points communs, mais, au début de l’entreprise, Lucienne ignore ce qu’elle fera. Les minutes influenceront ses émotions et guideront ses gestes créatifs. On trouve aussi un père Noël, son traineau et ses rennes, mais l’ensemble hivernal dicte plutôt l’idée de la fête. Elle regarde le gros petit bonhomme rouge, étonnée : « Oups… il y a de la poussière dessus… » Le meuble a été nettoyé et le premier élément du village n’a rien à voir avec le futur site : installer les lumières dans la fenêtre, harmoniser les couleurs pour que le coup d’œil devienne agréable, mais surtout pas agressant. Lucienne regarde ses maisons une à la fois, afin de décider lesquelles seront mises de côté pour cette année 1999. Puis elle découpe soigneusement le canevas en parties égales, afin de faire naître de nouvelles habitations. Elle adore avant tout devenir architecte de délicatesse. Après avoir bâti la structure de chaque unité, la dame se presse vers sa laine, afin de vêtir les maisons de différentes couleurs, souvent pâles. Elle passe une semaine à préparer cinq nouvelles maisons. Puis la femme examine les nouvelles figurines, pensant qu’elles paraissaient davantage jolies dans le grand magasin. Mais ceci peut aussi se modifier, sauf les visages, bien sûr.

 

 

 

« Ce sont des belles maisons, maman.

- Oui, je me sens contente. Regarde ce petit bonhomme. Je vais l’installer sur des skis, que je vais fabriquer avec des bâtonnets de pop-sicle, puis les peindre en rouge ou en orange.

- Ce sera charmant.

- Tu voudrais un pop-sicle, ma fille ? » 

 

 

 

Mireille touche avec délicatesse les maisons, les figurines, les chevaux, les chiens, comme si elle craignait de les casser. Quand tout ceci décore le village terminé, ils font partie du décor général, mais personne ne remarque les menus détails. La femme frisonne en pensant à la délicatesse des gestes de sa mère. Elle a toujours été ainsi. Un beau souvenir de sa lointaine petite enfance : un chat de peluche que maman avait tricoté avec patience. Mireille ne jouait pas avec ce minou, de crainte de lui faire mal. Il régnait comme décoration dans sa chambre.

 

 

« Voilà un ski, maman. Il était délicieux.

- Pas en entier. Je vais faire deux skis, avec ceci. Ce petit bonhomme, je vais le placer au fond, près de la lumière verte.

- Il faudra fabriquer une côte.

- C’est facile. »

 

 

Mireille suggérerait bien de lui créer des compagnons en toboggan, mais ceci ne la regarde pas. Elle se souvient que voici deux années, sa mère avait confectionné un merveilleux bonhomme de neige en ouate, mais il semble qu’il ait fondu. Par contre, les petits patineurs existent encore, confectionnés avec des figurines qui, dans le magasin, n’avaient rien à voir avec ce sport.Une semaine plus tard, Lucienne commence la construction de son village, avec les rues, les côtes, la crèche qui a toujours eu niche en son centre, comme dans les anciennes paroisses, alors que le temple, par sa position, devenait le lieu de rassemblement de tous les croyants. Chaque jour voit une spécialité naître. D’abord les maisons et, en dernier lieu, les personnages. L’ensemble terminé, elle regarde, satisfaite, puis porte un second regard en soirée, avec l’éclairage, se rendant compte que les rouges n’éclairent pas dans une direction appropriée. Mireille a vu la progression du village, ne donnant jamais une opinion quand sa mère la lui demandait. Cela deviendrait une intervention extérieure dans un univers Lucienne Noël. Son autre fille, son fils, en visite dominicale respectent la tradition sans savoir qu’il y en a une : diriger immédiatement leurs yeux vers le village, l’examiner attentivement, la bouche entrouverte, comme si cette émotion de leur mère devenait la leur.Les petits-enfants font comme dans un magasin : regardez, mais ne touchez pas, jusqu’à ce qu’un garçon fasse les yeux doux à la vieille. Alors, Lucienne lui demande de désigner ce que l’enfant désire, pour jouer par terre. Avant le départ, il veut remettre le sportif à sa place, mais est trop petit pour atteindre la côte, aidé par son père.Ce fut le même manège en 2000, au cours des trois années suivantes, alors que le drame tristement parfois inévitable avait atteint Lucienne : perte d’autonomie, faisant en sorte qu’elle avait du mal à se préparer à manger, à se tenir propre. Pourtant, d’autres personnages avaient été créés, dont un nouveau bœuf pour la crèche. Quand il fallait se rendre à l’évidence d’un problème incontournable, Lucienne a compris, sans approuver : habiter un foyer pour personnes âgées. Son époux y a terminé ses jours, avec des soins attentifs de la part de femmes dévouées, tendres. Mais tout ceci, c’était « pour les vieux », disait-elle, baissant pudiquement la tête, camouflant mal qu’à son tour, le dernier droit de la vie venait de débuter. Passer de sa maison à une petite chambre lui a donné un choc, mais ses protestations furent de courte durée, car elle a rencontré une femme de son âge, un peu sans gêne, à l’esprit très vif, avec qui elle a réappris à éclater de rire. Puis Mireille la visitait deux fois par semaine, parfois pour se rendre lécher un cornet de crème glacée dans un parc, et l’automne venu, pour des emplettes, dont quelques unes destinées comme cadeaux de Noël pour les petits-enfants et les autres.

 

 

« Il est beau, ce père Noël. Je vais l’acheter.

- D’accord, maman. Ce sera une belle décoration, pour le temps des fêtes.

- Non, c’est pour mon village. Celui que j’ai fabriqué est usé.

- Bien sûr. C’est étrange de mettre des objets de Noël en vente alors qu’octobre vient de débuter.

- Noël dure alors plus longtemps, ma fille. »

 

 

 

Mireille a apporté chez elle plusieurs objets appartenant à sa mère, sachant qu’il n’y aurait pas assez d’espace de rangement dans la chambre du foyer. Par exemple, les nombreux albums de photographies. La femme fait une rotation. Parmi ces choses : les décorations du village de Lucienne. Par contre, le bureau sur lequel elle pourrait créer un autre village est moins vaste qu’autrefois et Mireille ne sait pas où elle pourrait déposer les lumières.Au milieu de novembre, les employées ne savent pas comment interpréter les inquiétudes de Lucienne, ses gestes nerveux, et même ses soubresauts nocturnes, se tirant du lit et se mettant à fouiller dans la penderie. « Moi, je sais. Ne vous inquiétez pas, ce sera réglé aujourd’hui », d’assurer Mireille. La femme arrive moins d’une heure plus tard, avec un plein sac des décors créés par sa mère. Elle enlève les objets de la vie courante du bureau, pendant que Lucienne, assise sur le lit, touche ses créations du bout des doigts, les classe selon les catégories, comme elle a toujours fait. Mireille se rend expliquer un désir à la responsable de l’unité, qui approuve, assure que le concierge passera rapidement pour installer des bouts de bois au dessus du  bureau, sur les côtés, où pourront être installées les lumières. Cependant, une grande surprise l’attendait dès son retour dans la chambre. « Où est mon petit skieur ? » Mireille demeure estomaquée. Alors que la mémoire quitte sa mère progressivement, l’aînée se souvient de ce skieur, né quelques années plus tôt.

 

 

 

« Il faudrait des canevas, pour d’autres maisons. Pourquoi ne sont-ils pas là ?

- Il n’y en avait sans doute plus. Nous irons au magasin cet après-midi pour en acheter.

- Oh oui! J’aime tant le centre commercial. »

 

 

 

Rien n’a changé. Lucienne prépare avec tendresse et une lenteur qui donne des frissons. Oh, il y a un changement : un public. Les autres pensionnaires entrent sur le bout des orteils pour regarder. Les femmes touchent délicatement les maisons, les personnages et même la neige de ouate, alors que les hommes demandent s’ils peuvent aider. Mireille se rend de jour en jour pour voir la progression du plus petit village, mais semant l’émoi des sentiments de tout le monde. Des souvenirs se rattachent à chaque parcelle du village, mais pas obligatoirement relatifs à Noël, sauf dans le cas de la crèche. À bien y penser, l’hiver n’a-t-il pas comme synonyme Noël ? Un des hommes, voyant l’adepte du ski, relate ses exploits passés sur les pentes de toutes les régions du Québec. Une femme pointe du doigt un chien et raconte tous les fidèles qui l’ont accompagné au cours de sa longue vie. Les visiteurs se montrent polis, cognent toujours à la porte, demandent la permission pour regarder. Lucienne précise tout le temps qu’il ne faut pas toucher. Même les pensionnaires des autres unités désirent voir et les employées de ces lieux passent tour à tour, pour féliciter Lucienne. Elle a souvent entendu « C’est beau »,  mais rarement « Félicitations. »

 

 

Sans doute motivée par ces réactions, Lucienne réclame à Mireille quelques autres visites au centre commercial, où elle pointe du doigt tout le matériel déjà utilisé. « C’est pour l’an prochain », d’avouer la maman. Le village est encore plus visité à Noël même et survit jusqu’au 7 janvier. Cependant, les admirateurs affluent tous les jours, pour parler, apprendre à se connaître. « Voilà le plus beau cadeau de Noël, Mireille : des amis. Je n’en ai jamais eu beaucoup, tu sais. »

 

 

Les années passent, doucement, alors que Lucienne perd de plus en plus de mémoire, d’autonomie, d’habileté, mais à chaque novembre, elle fait à sa fille : « Voilà le temps de mon village. » C’est son enfant qui le construit, car Lucienne ne peut plus. Cependant, comme une petite fille, elle tend à Mireille chacun des éléments à placer.

 

 

Lucienne est disparue tardivement, en juillet 2019, âgée de 94 ans. Cependant, au cours des années précédentes, chez Mireille, enfants et petits-enfants entraient dans sa maison pour en premier lieu voir son village. La fille poursuit la tradition et, à chaque décembre, la maman décédée semble parler à Mireille.

 


NOTE : La photo ci-dessus vous présente un village d'hiver signé par Mireille.